Connaître la vie de grands-parents que l'on n'a pas connus
Guy Robert
Société Généalogique Canadienne-Française
Il était très difficile de parler de la petite histoire de mes grands-parents, Louis Barré et Angélina Desnoyers. La transmission orale de leur vécu ne s'étant pas rendue jusqu'à moi. En effet, ils sont nés autour de 1860 et sont décédés vers 1940. La plus jeune de leurs filles, ma mère, fonde une famille près de la quarantaine. Finalement, né au milieu des années quarante, mon intérêt pour l'histoire familiale ne se manifeste qu'à l'âge de la retraite.
Au départ, c'est la généalogie traditionnelle qui prime. Les actes de l'état civil fournissent des données utiles permettant de situer les protagonistes dans le temps et dans l'espace. Aussi, leur présence, et inversement leur absence, dans les recensements nous renseigne aussi sur leurs déplacements, leur mode de vie, mais aussi sur leurs occupations et la nature de leurs avoirs. Ça aurait malheureusement pu s'arrêter ici.
Dans le cas de Louis et d'Angélina, l'état civil montre qu'ils sont nés et se sont mariés à Saint‑Jean‑Baptiste‑de‑Rouville et que ma mère, Angéla, la benjamine, y est née également. Le recensement canadien de 19011 nous apprend que la famille vivait à Sain‑Jean‑Baptiste‑de‑Rouville sur une terre louée de 60 acres. De là, l’histoire se transporte à Upton où le fils aîné, Antonio, décède en 1909 et Donat, le benjamin des fils, y prend épouse en 1916. De façon surprenante, la famille est introuvable dans le recensement canadien de 1911. En 1920, lors du mariage d'Huberte, leur fille aînée, la famille est dite résidante de Saint‑Liboire.
Un tel état de choses débouche sur plusieurs questions sans réponses :
- Pourquoi la famille a-t-elle déménagé de Saint-Jean-Baptiste-de-Rouville à Upton après y avoir vécu pendant plus de 45 ans, dont quinze années après le mariage ?
- Pourquoi cette famille est-elle introuvable dans le recensement canadien de 1911, alors que deux actes de l'état civil attestent qu'elle habitait à Upton en 1909 et en 1916 ?
- Pourquoi retrouve-t-on la famille à Saint-Liboire en 1920 ?
Comment trouver réponse à ces questions alors que tous les témoins oculaires ont disparu et que la mémoire collective de la famille n’en a gardé aucun souvenir ? Les généalogistes expérimentés s'entendent généralement pour affirmer que l'analyse des actes notariés peut parfois fournir des pistes de réponses. Mais comment s'assurer de l'existence de tels contrats en l'absence de documents familiaux à cet égard, du ou des noms des notaires impliqués éventuellement, du ou des emplacements des propriétés ou d'autres repères analogues ?
On a appris que le bureau de la publicité des droits du Québec offre un «Index aux noms» (sic) dont la structure est similaire aux répertoires de mariages. Cet index nominatif inventorie, de 1842 jusqu'à son informatisation, tous les actes notariés relatifs aux transactions immobilières d'une circonscription foncière en fonction du nom des parties impliquées dans une transaction. Par exemple, le chercheur pourra retrouver la vente d'une propriété effectuée par Jean Tremblay à Joseph Dion en consultant l'index dans les D, pour Dion, ainsi que dans les T, pour Tremblay. Une fois une transaction d'intérêt identifiée, on connaîtra le type de transaction effectuée et son numéro d'enregistrement au bureau de la publicité des droits; anciennement le bureau d'enregistrement. Cet index existe sous forme papier uniquement; il faut donc se rendre à l'un de points de service du bureau de la publicité des droits pour le consulter. Le répertoire des municipalités du Québec est le document auquel il faut se référer pour déterminer dans quelle circonscription foncière est situé le lieu recherché et, de là, quel point de service devra être visité pour effectuer la recherche2.
Avec le numéro d’enregistrement ainsi que le nom du lieu et de la circonscription foncière en main, il est ensuite facile d’accéder au document, tel qu'enregistré, en consultant en ligne la base de données du Registre foncier du Québec3.
Mes recherches dans les registres de l'état civil et les recensements m’ont permis d’identifier trois lieux et autant de plages de temps où concentrer mes recherches lors de mes visites aux bureaux de la publicité des droits du Québec :
- Saint-Jean-Baptiste-de-Rouville, de 1890 (mariage de mes grands-parents) à 1909
- Upton, de 1905 (naissance d'Angéla à St-Jean-Baptiste) à 1919
- Saint-Liboire, après 1919
Une première recherche au bureau de la publicité des droits de Marieville, pour Saint‑Jean‑Baptiste‑de‑Rouville, révèle seulement deux transactions immobilières concernant Louis Barré. En 1895, il achète une terre dans le rang des Soixante à Saint‑Jean‑Baptiste‑de‑Rouville, qu’il revend en 1898. Par la suite, il devient locataire d’une terre dans le rang de l'Église, tel que nous l’apprend le recensement canadien de 1901.

Famille Barré dans le recensement canadien de 1901 à St-Jean-Baptiste-de-Rouville
Quant à la recherche effectuée au bureau de la publicité des droits de Saint-Hyacinthe, pour Upton et Saint-Liboire, elle a fourni une liste de sept transactions immobilières réparties entre 1906 et 1927 et mettant en cause Louis Barré :
- achat de six lots à Upton en 1906
- vente de deux lots à Upton en 1911, dans deux transactions distinctes
- vente de deux lots à Upton en 1916
- vente des deux derniers lots à Upton en 1919
- achat d'un emplacement au village de Saint-Liboire en 1919
- vente d'un emplacement à Saint-Liboire en 1927
L'enquête peut se compliquer lorsqu'on tente de situer ces lots avec exactitude dans la réalité d'aujourd'hui. En effet, en plus de la réforme cadastrale, plusieurs consolidations de terres ont pu survenir entre le début du XXe siècle et aujourd'hui. Heureusement, des cartes montrant la disposition des lots selon la numérotation du cadastre original existent toujours et peuvent être consultées au Bureau de la publicité des droits du Ministère des Ressources naturelles et de la Faune. La carte suivante montre l'emplacement des lots 33 et 36 d'Upton d'après le cadastre original.

Lots acquis par Louis Barré à Upton en 1906
Les transactions mettant en cause la municipalité d'Upton révèlent une surprise de taille qui explique l’absence de la famille au recensement canadien de 1911. En effet, l'analyse des transactions paraphées en 1911 indique qu'elles ont été menées à terme par procuration, Louis Barré vivant à l’extérieur du pays à l’époque. Les actes de vente établissent qu'il était alors résident des États-Unis, à Holyoke dans l'état du Massachusetts (MA).
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Manifeste du passage frontalier vers les États-Unis (émigration) en octobre 1909
Ma correspondance avec la bibliothèque municipale de Holyoke, MA4 a permis de dénicher des copies de bottins municipaux où l'on y constate la présence de Louis Barré de 1910 à 1912.
Dans ces bottins, on découvre que la famille habitait le 12 de l'avenue Potvin, soit à deux pas de son travail à l'American Thread Company. Le bottin de 1913 indique que la famille est retournée au Canada. Le recensement des États-Unis de 1910 corrobore en tout point cette information5. De plus, on y constate que les fils, Anatole et Donat, âgés de 15 et 14 ans respectivement, travaillent aussi dans cette usine. La famille y est toutefois inscrite sous le nom de Boury et non « Barré », comme ça aurait dû l'être.

Maisonnée Barré au recensement de 1910 aux États-Unis, à Holyoke, MA
La vente de deux terres à Upton en 1916 coïncide avec le mariage du benjamin des garçons. Celui-ci et sa famille émigreront pour de bon aux États-Unis en 1923. Quant à la vente des deux dernières terres d'Upton en 1919, elle correspond au départ définitif du cadet des garçons pour les États-Unis, tel que confirmé par le registre des passages frontaliers de l'époque.
La même année (1919), Louis Barré achète un emplacement dans le village de Saint-Liboire. L'année suivante, à l’occasion du mariage de Huberte, sa fille aînée, il est identifié comme « bourgeois » vivant dans cette paroisse. Le séjour de la famille restante dans cette municipalité se prolongera jusqu'en 1927; année où la famille s’établit à Saint-Hyacinthe, comme en fait foi le dernier acte de vente. Ma mère, Angéla, travaille alors à la manufacture de textile Penmans, qui y inaugure une nouvelle usine de filature en 19286.
Son dévouement, son salaire ainsi que le support financier ponctuel de ses frères installés aux États-Unis permettent à ma mère de s’acquitter de son rôle de soutien auprès à ses parents vieillissants; autre époque, autres mœurs. Elle y réussit admirablement bien, puisque Angélina et Louis vécurent respectivement jusqu'à l'âge de 77 et 80 ans.
L’examen et le recoupage des divers renseignements recueillis au cours de cette recherche permettent de comprendre les motivations qui ont guidé les gestes posés par Louis et Angélina entre leur mariage en 1890 et leur décès en 1940. Cette compréhension est suffisamment forte pour créer une solide preuve par présomption7.
Poursuivant une tradition agricole depuis plusieurs générations et constatant l'impossibilité de trouver suffisamment de terres pour y établir leurs trois fils à Saint-Jean-Jean-Baptiste-de-Rouville; eux-mêmes locataires d'une terre à cet endroit depuis plus de cinq ans, Louis et Angélina trouvèrent l'espace qu'ils cherchaient à Upton et y achetèrent six lots en 1906.
Le drame découlant du décès d'Antonio, leur fils aîné, en 1909 fut sans doute déterminant dans leur décision de quitter immédiatement le pays pour s’établir en Nouvelle-Angleterre. On peut facilement concevoir qu’en plus du chagrin immense lié à la perte de l'aîné des enfants, la famille se trouvait subitement privée d’une main-d’œuvre essentielle; le fils disparu étant sans aucun doute un rouage important de l’exploitation du patrimoine agricole. La survie économique de la famille et l’espoir d’une vie meilleure dans les usines de la Nouvelle-Angleterre expliquent incontestablement le déménagement à Holyoke. La vente en 1911 de deux des six lots qu’il possédait à Upton, indique que le patriarche gardait tout de même ses options ouvertes pour un retour au pays si l’aventure américaine s’avérait non concluante.
D'ailleurs, les conditions de travail dans les usines de textile des États-Unis, les garçons qui approchaient l'âge de fonder une famille et le fait que Louis avait atteint l'âge de 52 ans l'ont, à l'évidence, amené à revenir à Upton en 1912. La vie agricole reprend alors son cours.
Une autre remise en question survient lors du mariage de Donat, le benjamin, en 1916. Il ne reste plus qu'un fils à la maison et le patrimoine terrien restant excède alors grandement les besoins de la famille. D'où la vente de deux autres terres.
Lorsqu'Anatole émigre définitivement aux États-Unis en 1919, mon grand-père doit encore revoir sa planification, son dernier fils, Donat, étant devenu journalier (tel qu’indiqué dans l'acte de naissance de son deuxième fils à Saint-Liboire). Louis aura 60 ans l'année suivante et la famille restante est alors constituée de quatre personnes : lui-même, son épouse et leurs deux filles. Il procède donc à la vente des dernières terres à Upton et s'installe, avec la jeune famille de dans un jumelé au village de Saint-Liboire. Mes grands-parents y demeureront avec ma mère jusqu'en 1927.
Durant leur adolescence, les fils ont eu la possibilité d'exercer le métier de fermier, au Canada, mais aussi d’expérimenter le travail en usine, aux États-Unis. C'est sur la vie urbaine et manufacturière que s'est porté leur choix pour assurer l'éclosion et la survie de leurs familles. C'est donc ainsi que la tradition agricole et la vie rurale s'est éteinte dans la famille de mes grands-parents maternels, puisque les filles ont elles aussi opté pour un mode de vie citadin.
Malgré l'absence de tradition orale dans ma famille maternelle, mes recherches ont permis d'élaborer un récit réaliste qui témoigne des traits essentiels de l'histoire de cette famille.
1. Images numérisées de Bibliothèque et Archives Canada à http://www.collectionscanada.gc.ca/base-de-donnees/recensement-1901/index-f.html
2. Accès au répertoire des municipalités à https://www.quebec.ca/gouvernement/portrait-quebec/repertoire-municipalites
3. Registre foncier du Québec à https://www.registrefoncier.gouv.qc.ca/Sirf/
4. Les communications eurent lieu avec l'«History Room» de la librairie municipale de Holyoke, MA. http://www.holyokelibrary.org/
5. Consultation promotionnelle gratuite du recensement des États-Unis de 1910 à Ancestry.com http://ancestry.com
6. L'histoire de Penmans, par Barbara Austin, ASAC 2002 Winnipeg, Manitoba.
7. Inspiré du Traité de généalogie de René Jetté, Les Presses de l'Université de Montréal, 1991, ISBN 2-7606-1552-9, pp. 281-335.


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