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Le destin tragique d’une femme séparée au début de la colonie

Jacqueline Gagnon, GFA

Introduction

Séparations et divorces sont monnaie courante dans le Québec d’aujourd’hui. Mais nul besoin de remonter très loin pour réaliser que ce ne fut pas toujours le cas dans notre société marquée par l’emprise du catholicisme.

Il y a cinquante ans en 1975, ma petite sœur se séparait de son mari. Mère d’un garçon de deux ans et enceinte de six mois, elle avait pris la décision de mettre un terme à une relation qu’elle jugeait malsaine. Je ne connaissais personne dans ma grande famille ou dans les familles de mes amis qui avaient vécu une séparation. Je trouvais ma sœur courageuse, mais j’étais inquiète pour elle et ses enfants; j’étais aussi un peu mal à l’aise de reconnaître qu’un couple désuni pouvait exister dans ma propre famille.

Beaucoup plus tard, en faisant  des recherches généalogiques,  j’ai découvert que Jeanne, la première Gagnon née en Nouvelle-France, avait osé demander la séparation de corps en 1668, treize ans après son mariage avec Jean Chapleau. Mère de deux jeunes enfants et enceinte de sept mois, Jeanne avait posé le même geste que ma sœur plus de trois cents ans au préalable.

Très peu de femmes en Nouvelle-France ont eu le courage ou l’inconscience de demander une séparation de corps. Selon l’étude de Sylvie Savoie, elles ne seraient que 19 à avoir affronté conjoint, famille et Église pour se libérer d’une vie de couple empreinte d’alcoolisme, de violence et/ou de négligence.1

C’est donc de Jeanne Gagnon dont je vous parlerai aujourd’hui afin qu’on se souvienne que les difficultés de couples ont toujours existé et que le sort des femmes a été et est encore souvent des plus difficile.

« Au centre de l'attention », peinture à l’huile de Bernard Jean Corneille Pothast
« Au centre de l'attention », peinture à l’huile de Bernard Jean Corneille Pothast

La naissance de Jeanne Gagnon

Un an après le mariage de Jean, le premier des trois frères Gagnon immigrés en Nouvelle-France, son épouse Marguerite Cauchon donne naissance à une petite fille le 15 août 1641. Jeanne sera baptisée le jour même dans la maison de ses parents à Beaupré.2

Le mariage de Jeanne

Le 15 janvier 1654, dans la maison de Jean Cauchon, le grand-père de Jeanne,  le notaire Claude Auber rédige un contrat de mariage liant Jeanne Gagnon à Jean Chapleau âgé d’environ vingt-six ans, un nouvel immigrant venu du Poitou et exerçant le métier de maître-maçon. Les Gagnon sont très généreux à l’égard de leur gendre lui cédant deux arpents de terre de front sur le fleuve pris sur les sept arpents qu’ils possèdent à Château-Richer.3  Le mariage religieux aura lieu trois mois plus tard dans la demeure de Jean Gagnon.

Les nombreux déménagements des Chapleau

Très vite, notre jeune mariée d’à peine 12 ans sera éloignée de sa famille. En effet, les Chapleau quittent Château-Richer peu de temps après leur mariage. Leur présence à Montréal est attestée dans les registres de la paroisse Notre-Dame le 29 juin 1655.4 C’est la même année que le sieur de Maisonneuve leur concède une terre de deux arpents de front sur le fleuve Saint-Laurent au lieu-dit Saint-Martin.5 Le 3 octobre 1658 à Montréal, le couple Chapleau fait baptiser Catherine, l’aînée de la famille; Jeanne est alors âgée de 17 ans.6

Le couple retourne ensuite vivre à Château-Richer chez les parents de Jeanne Gagnon. Rapidement, des mésententes interviennent entre Jean Chapleau et son beau-père. Jean Gagnon réclame de l’argent à son gendre pour défrayer l’hébergement de sa famille. De son côté, Jean Chapleau réclame des sommes pour compenser le travail qu’il effectue sur la terre de son beau-père ainsi que pour payer des peaux de castor qu’il lui a cédées. C'est devant le notaire Auber que ces mésententes finiront par se régler le 7 mars 1660.7

Nous perdons toute trace de la famille Chapleau pendant les six années subséquentes. En novembre 1666, un acte passé chez le notaire Basset à Montréal nous apprend que le sieur Jacques Leber vend au nom de Jean Chapleau et de son épouse leur terre de deux arpents de front sur le Saint-Laurent à Montréal. Dans le contrat de vente, le notaire mentionne que Jean Chapleau habite Montréal alors que sa femme Jeanne demeure à Québec.8 De fait, Jeanne Gagnon vit chez ses parents à Château-Richer alors que Jean Chapleau habite seul à Montréal. 

C’est à Château-Richer que Jeanne accouche le 4 juin 1667 ; Noël, y sera baptisé le lendemain. Le registre ne précise pas si le père de l’enfant était présent au baptême.9 Quelques mois plus tard, le recensement indique que toute la famille Chapleau demeure maintenant à Beauport où Jean est « habitant ».

La séparation du couple Chapleau

En juillet 1668, une double requête de séparation est entendue à la Prévôté de Québec. Jeanne Gagnon, enceinte de sept mois, invoque les mauvais traitements que lui a fait subir son mari. Elle parle de la jalousie excessive de son époux et elle se plaint du fait que celui-ci s’est absenté pendant quatre ans sans s’inquiéter de sa famille ni subvenir à leurs besoins.

Jean Chapleau, pour sa part, demande aussi la séparation parce que sa femme l’injurie et le menace de lui couper la tête ou de le tuer avec une hache. Il admet toutefois avoir frappé son épouse à quelques reprises et s’être absenté pendant quatre ans sans se soucier de sa femme et de sa fille. Le jugement provisoire prononcé par la Prévôté de Québec le 12 juillet donne à Jeanne la jouissance de l’habitation et des immeubles de leur communauté de biens. Jean devra prendre en charge son garçon tandis que Jeanne gardera Catherine, sa fille aînée, et l’enfant dont elle accouchera bientôt. Mais compte tenu que Jean Chapleau se dit incapable pour l’instant d’assumer la responsabilité de son fils, il devra fournir à sa femme la nourriture et l’entretien de Noël jusqu’à tant qu’il puisse le faire lui-même.10

Jeanne accouche sans doute à la fin de l’été 1668, quelques semaines après le jugement de séparation. Il n’existe aucun acte de baptême pour bébé Marie-Anne. Il n’y aura pas non plus d’acte de mariage ni d’acte de sépulture pour cette enfant née alors que ses parents étaient séparés. La propre fille de cette Marie-Anne en couple avec Jean Chapeau n’aura pas non plus droit à un baptême religieux.

Le retour des Chapleau à Québec

Comme beaucoup d’autres femmes séparées, Jeanne reprend la vie commune avec son mari pendant quelques années. C’est à l’église Notre-Dame de Québec que seront baptisés deux autres enfants : Françoise en 1672 et Marguerite en 1676. Deux ans plus tard, Jean Chapleau, maître-maçon, se porte acquéreur d’un emplacement situé au bas de l’hôpital de Québec.11 Le 15 novembre 1677, Jean Chapleau et son épouse accompagnent leur fille Catherine à l’autel lors de son mariage à Québec avec Pierre Maufaix.12

Une séparation définitive

Les problèmes du couple Chapleau sont revenus puisqu’en octobre 1678, un Aveu et Dénombrement de la seigneurie Notre-Dame-des-Anges nous apprend que Jean Chapleau et Jeanne Gagnon vivent de nouveau chacun de leur côté. Jean Chapleau est censitaire habitant dans cette seigneurie alors qu’à la même époque, son épouse vit à Québec avec ses quatre enfants de deux à neuf ans.13

La fausse veuve

Ne pouvant subvenir aux besoins de ses enfants, Jeanne demande de l’aide à sa famille. Son oncle Pierre Gagnon accepte de prendre chez lui Noël et Marie-Anne comme serviteurs jusqu’à ce que le garçon atteigne l’âge de vingt-quatre ans accomplis et Marie-Anne l’âge de vingt-deux ans.

Dans le contrat d’engagement des deux enfants passé chez le notaire Becquet le 17 octobre 1678, il y est dit que Jeanne Gagnon est veuve du défunt Jean Chapleau et tutrice naturelle des enfants et qu’elle est dans la misère puisque son défunt mari ne lui a laissé aucun bien.14

De nouveau le 6 avril 1683 chez le notaire François Genaple, Jeanne Gagnon se déclare veuve alors qu’elle signe un contrat en son nom et en celui de ses enfants mineurs dont elle est tutrice. Elle loue alors pour une période de sept ans sa ferme située à la Canardière tout près de Québec.15

Le « défunt » réapparaît

Entre 1678 et 1689, nulle trace de l’existence de Jean Chapleau. Nous pourrions le croire mort depuis longtemps, mais les registres paroissiaux nous apprennent que Jean Chapleau, maçon de Québec, sert de témoin lors d’un mariage à Charlesbourg en juin 168916. Ce sera la dernière mention de Jean Chapleau au Canada n'ayant pu retrouver son acte de sépulture. Il est impossible de savoir où vivait Jean Chapleau pendant cette longue période d’une dizaine d’années.

La fin de vie de Jeanne Gagnon

Les dix dernières années de Jeanne Gagnon seront à l’image du reste de sa vie. En octobre 1690, sa fille Françoise décède à l’âge de 27 ans.17 L’année suivante, Jeanne est hospitalisée au moins un mois à l’Hôtel-Dieu de Québec; elle est dite veuve de Sainte-Anne-de-Petit-Cap. Vers la fin de l’année 1692, sa fille Marie-Anne dont elle était enceinte au moment de sa demande de séparation décède à son tour âgée de 24 ans.18 En janvier 1695, Jeanne et son fils Noël, marié et installé à Montréal, vendent la terre qu’ils possèdent à la Canardière. C’est son gendre Pierre Maufaix qui en devient l’acheteur.19

Finalement, Jeanne Gagnon sera de nouveau hospitalisée au début de l’année 1699 pour une période d’au moins quatre mois. C’est là qu’elle décédera; dans le registre des sépultures, on indiquera « Jeanne Gagnon Lachaplau 60 ans. » 20 Elle aura eu la chance de mourir deux mois avant la noyade de sa fille Marguerite à l’âge de 24 ans et sept mois avant le décès de Noël, 32 ans.

Conclusion

Jeanne, première Gagnon née en Nouvelle-France, aura donc connu une vie misérable. Mariée à douze ans à un homme peu responsable, elle a subi l’ostracisme et surtout la misère pour avoir osé dénoncer sa situation conjugale et choisi de se séparer mettant ainsi un terme à son statut de loyale épouse. Très peu de femmes ont osé poser ce geste à cette lointaine époque de la colonie en acceptant d’en payer le prix.

 


1. SAVOIE, Sylvie, « La rupture du couple en Nouvelle-France aux XVIIe et XVIIIe siècles », Canadian Woman Studies/Les cahiers de la femme, volume 7, numéro 4.

2. Généalogie Québec, Institut généalogique Drouin, 2024, Acte de baptême de Jeanne Gagnon, 15 août 1641, Lafrance, Registre de la paroisse Notre-Dame de Québec, 1621-1679, Baptêmes, d1p_31410336.jpg, folio 5, recto.

3. A.N.Q., Greffe de Claude Auber, 15 janvier 1654.

4. Généalogie Québec, op.cit., Acte de mariage de Jean Simon et Catherine Lorion, 29 juin 1656, Lafrance, Registre de la Basilique Notre-Dame de Montréal 1650-1655, d1p_11100112, folio 21, recto. 

5. MASSICOTTE, Édouard, Les colons de Montréal de 1642 à 1667, Mémoires SRC, 1913.

6. Généalogie Québec, op.cit., Acte de baptême de Catherine Chapleau, 3 octobre 1658, Lafrance, Registre Basilique Notre-Dame de Montréal 1650-1658, d1p_1100003.jpg, baptême 10.

7. A.N.Q., Greffe de Claude Auber, 7 mars 1660.

8. A.N.Q., Greffe de Benigne Basset, 14 novembre 1666.

9. Généalogie Québec, op.cit., Acte de baptême de Noël Chapleau, 5 juin 1667, Lafrance, Registre La-Visitation-de-la-Bienheureuse-Vierge-Marie, Château-Richer, 1660-1667, d1p_ 16510198.jpg, folio 57, verso.

10. A.N.Q., Prévôté de Québec, tome 1, volume 2, 12 juillet 1668.

11. A.N.Q., Greffe de Romain Becquet, 25 août 1675.

12. Généalogie Québec, op.cit., Acte de mariage de Pierre Maufaix et Catherine Chapleau, 15 novembre 1677, Lafrance, Registre Basilique Notre-Dame de Québec 1621-1679, mariages, d1p_31410804.jpg, folio 455, verso

13. A.N.Q., Aveux et Dénombrements, seigneurie Notre-Dame-des-Anges, 15 octobre 1678.

14. A.N.Q., Greffe de Romain Becquet, 17 octobre 1678.

15. A.N.Q., Greffe de François Genaple, 6 avril 1683.

16.  Généalogie Québec, op.cit., Acte de mariage de Jean Dumont et Marguerite Morin, 6 juin 1689, Lafrance, Registre St-Charles-Borromée, Charlesbourg, 1680-1689, d1p_30990889.jpg, folio 21.

17.  Généalogie Québec, op.cit., Acte de sépulture de Françoise Chapleau, 26 octobre 1690, Lafrance, Registre Notre-Dame de Québec, 1690, d1p_31411001.jpg, folio 292, recto.

18.  A.N.Q., Greffe de Louis Chambalon, 27 janvier 1693.

19.  A.N.Q., Greffe de Louis Chambalon, 31 janvier 1695.

20. Généalogie Québec, op.cit., Fiche de sépulture de Jeanne Gagnon, 26 mai 1699, Lafrance, Québec, Hôtel-Dieu.

 

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