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Les Filles de La Rochelle

Jocelyne Bédard

Société d'histoire et de généalogie de Charlesbourg

Maison à colombages, XIVe s.
La Rochelle, 2008.

Archives de Jocelyne Bédard

En 1661, Élisabeth Doussinet vit dans le quartier Saint-Sauveur à La Rochelle, entourée de son père, Pierre, un cordonnier âgé de 46 ans; sa mère, Fleurance Canteau, qui en a 41; sa sœur aînée Marguerite, 20 ans, ainsi que ses frères Charles, 17 ans, et Étienne, 7 ans. Élisabeth a 14 ans lorsque, le 10 décembre, sa vie bascule.

Ce jour-là, la famille Doussinet est convoquée par les Juges de Police de La Rochelle, en vertu d’une ordonnance d’éviction décrétée par Louis XIV. Cette ordonnance vise à faire de La Rochelle une ville catholique en obligeant les protestants à « déguerpir » s’ils ne satisfont pas à certaines conditions de résidence. Par ce moyen, Louis XIV entend raffermir son autorité en rétablissant l’unité religieuse de la France et pour ce faire, il décrète une série de mesures vexatoires pour contraindre les protestants à abjurer. Au final, Pierre Doussinet sera envoyé « absous » par les Juges de Police, ce qui signifie que même s'il est considéré comme coupable, il est renvoyé de l'accusation, car sa faute n'est pas punie par la loi. Mais cet évènement ne sera pas sans suite puisqu’il semble que cette ordonnance soit à l’origine d’une autre mesure répressive prise à l’encontre de la famille Doussinet.

Selon Christophe Thouvenot1, Marguerite et Élisabeth ont fait partie du « convoi 1662 des Filles de la Rochelle », soit vingt-cinq jeunes filles tirées du couvent des sœurs de La Providence pour être envoyées au Canada. Elles se nomment : Marguerite Ardion, Catherine Barré, Marie Biret, Marie Boyer, Françoise Crépeau, Jeanne Delaunay, Marie Doucet, Marguerite et Élisabeth Doussinet, Charlotte Fougerat, Louise Gargotine, Catherine Guillot, Marie Léonard, Marguerite Manguis, Madeleine Marecot, Marie Martin, Marie Mazoué, Françoise Moisan, Catherine Moitié, Catherine Paulo, Catherine Pillat, Marie Targer, Perrine Therrien et Suzanne Trut. Archange Godbout, qui estime leur nombre à 25 à partir d’une plaquette de l’abbé Barbotin intitulée Les religieuses de St-Joseph de la Providence de La Rochelle, mentionne Élisabeth Nesmes comme ayant fait partie du convoi2.

Couvent de la Providence. Source : Inventaire des lieux de mémoire. Domaine public.

Couvent de la Providence.
Source : Inventaire des lieux de mémoire.

Domaine public.

L’expression Filles de La Rochelle est un « terme générique désignant les filles placées au couvent de la Providence et utilisé dans les lettres de Louis XIV, de l'évêque de La Rochelle et dans la règle de l'ordre des sœurs de La Providence3. ». Ces filles de protestants étaient enlevées à leur famille et envoyées au Couvent de la Providence afin de « travailler à leur conversion ». La mission de ce couvent ne fait aucun doute : elle a été fondée pour les « nouvelles converties et les enfants à soustraire à l'hérésie et au vice4 ». C'est à la demande de Mgr Raoul de la Guiborguère, évêque de La Rochelle, qu’en 1659 trois religieuses de Bordeaux fondent à La Rochelle une communauté des sœurs de Saint-Joseph-de-la-Providence, qui veut « donner moïen aux filles de religionnaires [protestants], qui sont en grand nombre en ladite ville et environs, de travailler à leur conversion5.». Aussi appelée la Communauté des Nouvelles Catholiques6, cette œuvre est soutenue par le roi Louis XIV lui-même, qui en approuve les lettres patentes en 16617. C'est donc de ce couvent qu’en 1662, si l’on en croit Christophe Thouvenot, les Filles de La Rochelle seraient parties pour le Canada8.

L'analyse des abjurations obtenues entre 1633 et 1663 par les autorités religieuses montre que ces dernières s'intéressaient surtout aux femmes (331 pour 173 hommes) et aux jeunes (les deux tiers ayant moins de 25 ans)9, sans doute à cause de la plus grande vulnérabilité de cette partie de la population. Le couvent de la Providence, comme celui des Hospitalières de La Rochelle, a été utilisé dans de nombreux cas d'enlèvement d'enfants et d'enfermement « des jeunes filles et des femmes opiniâtres [qui refusaient d'abjurer]10 ». La manœuvre est ainsi décrite :

Les femmes "opiniâtres" furent généralement placées dans des couvents parfois après avoir été emprisonnées. Les "mises au couvent", sur ordre du Roi ou de l'Intendant, ou parfois de l'Évêque, devaient permettre de les instruire en vue de leur abjuration. Elles étaient généralement séparées de leurs enfants, ou du reste de leur famille, pendant des mois ou des années11 (c’est l’auteur qui souligne).

Au fil du temps, les mesures furent de plus en plus sévères à l'endroit des protestants qui refusaient d'abjurer : expulsion de la ville de La Rochelle, exclusion de divers métiers et offices, procès, emprisonnement, bannissement, obligation de loger les troupes (les sinistres dragonnades), interdiction de quitter le pays sans autorisation, saisie des biens des fugitifs, condamnation aux galères et même à la peine de mort… Après la Révocation de l’Édit de Nantes en 1685, les autorités religieuses et administratives décrètent qu’il n'y a plus de protestants en France : il n'y a que des Nouveaux Convertis12. Les protestants qui décident de rester en France vont donc entrer dans une période de clandestinité religieuse que les historiens nommeront le Désert13. Mais plusieurs autres décideront au péril de leur vie de quitter la France pour des pays plus accueillants, formant un mouvement de masse qu’on appellera le Refuge. Après la mort de leur père, Charles et Étienne quitteront la France en 1682 avec leur famille, pour l’Angleterre où ils seront naturalisés le 8 mars 168214. Étienne s’installera par la suite en Amérique où il sera naturalisé à New York avec sa famille le 4 novembre 168815.

Tour de la Chaîne, La Rochelle, 2008. Archives de Jocelyne Bédard

Tour de la Chaîne, La Rochelle, 2008
Archives de Jocelyne Bédard

Les Filles de La Rochelle du convoi de 1662 vont elles aussi connaître des fortunes diverses. Deux d’entre elles, Marguerite Manguis et Élisabeth Nesmes, n’arriveront jamais en Nouvelle-France; Catherine Barré et Suzanne Trut vont retourner en France après leur mariage au Canada. Marie Léonard va faire le contraire : elle retourne en France pour entrer chez les Hospitalières de La Rochelle dans le but de « consacrer sa vie aux sauvages16» en juillet 1684. Mais ne supportant pas « l’austérité » de la règle des Hospitalières, elle revient en Nouvelle-France pour épouser René Remy de L'Huitre le 24 janvier 1667. La plupart d’entre elles vont trouver un mari et s’établir en Nouvelle-France. C’est le cas des sœurs Doucinet.

Marguerite va épouser Philippe Mathon (ou Matou) dit Labrie le 28 décembre 1662. La famille vivra successivement dans la seigneurie de Maure (1663), de Notre-Dame-des-Anges (1665), et de Saint-Gabriel (1671). En septembre 1682, ils vivent à Petite-Rivière, située près de Québec, vers Notre-Dame-de-Lorette. Peu après, ils déménagent à Boucherville puisque, leur dernier enfant, Marie Madeleine y est baptisée le 23 avril 1684. Philippe décède à Montréal le 20 janvier 1688 : il a alors 52 ans. Marguerite meurt à 57 ans à l’hôpital de Montréal le 15 septembre 1698. Ils auront eu ensemble dix enfants, huit filles et deux garçons dont l’un meurt en bas âge et l’autre décède sans descendance hors Québec.

Quant à Élisabeth, elle épouse Jacques Bédard le 4 octobre 1666. Jacques Bédard est aussi un Rochelais protestant venu s’installer avec son père Isaac dans la seigneurie de Notre-Dame-des-Anges après avoir abjuré le calvinisme, le 2 avril 1660, en même temps que son père et sa mère Marie Girard. Le couple s’installe dans le Trait-Carré de Charlesbourg sur un lot que les Jésuites ont concédé à Jacques le 23 février 1665 et qui est situé tout près de celui de Marguerite et Philippe. Après l’avoir mis en valeur, Jacques le revend pour acheter la terre de René Branche le 1er juin 1670, où se trouve encore aujourd’hui la Maison Bédard-Doucinet.

Le couple va connaître la prospérité, car Jacques est un maître-charpentier entreprenant et reconnu pour sa compétence puisqu’il est agréé comme expert par le Conseil Souverain. Il obtient plusieurs contrats importants : en 1691, Charles Aubert de La Chesnaye lui demande de démonter son moulin à vent de la côte Saint-Jean pour le remonter à la Pointe-aux-Lièvres; et en novembre 1693, il reçoit de Mgr de Saint-Vallier le mandat de réaliser tous les ouvrages de charpenterie pour le bâtiment de l’évêché. La prospérité du couple Bédard-Doucinet est telle qu’ils parviennent à donner à chacun de leurs enfants, filles et garçons, 400 livres pour qu’ils puissent s’établir. Et ce n’est pas rien puisque Jacques et Élisabeth auront 17 enfants dont 13 atteindront l’âge adulte. Parmi ceux-ci, cinq garçons perpétueront le nom des Bédard, dont mon ancêtre Thomas jusqu’à moi à travers dix générations...

 


1. Exposition Les Filles de La Rochelle, Centre des monuments nationaux, Tours du port de La Rochelle, 2001. Recherche historique et iconographique et rédaction : Christophe Thouvenot. Visitée par l’auteur à l’été 2008.

2. Archange Godbout, o.f.m., Émigration rochelaise en Nouvelle-France, Québec, Archives nationales du Québec, 1970, p. xiii de l'introduction.

3.  Exposition Les Filles de La Rochelle, op. cit.

4. Site de l'ensemble scolaire Fénelon Notre-Dame de La Rochelle, adresse URL www.fenelon-notredame.fr/présentation/historique/la-providence.

5.  J.-B.-E.J., membre de l'Académie de La Rochelle, Éphémérides historiques de la Rochelle : avec un Plan de cette ville en 1685 et une Gravure sur bois représentant le Sceau primitif de son ancienne Commune, La Rochelle, A. Siret, imprimeur-éditeur, 1861, p. 310.

6.  Site de l'ensemble scolaire Fénelon Notre-Dame de La Rochelle, op. cit.

7Ibid.

8.  Archange Godbout, op. cit.

9. Élisabeth Forlacroix, L’Église réformée de La Rochelle face à la Révocation, thèse d'histoire des religions soutenue le 14 décembre 1996, Université de Montpellier III, vol. 1, p. 179

10Ibid., p. 363

11Ibid., p. 326 et 327.

12Ibid., p. 239.

13.  Pascal Rambeaud, L'île de Ré terre protestante, La Rochelle, La Découvrance éditions, 2007, p. 139.

14. Agnew DCA. Protestant exiles from France in the reign pf Louis XIV or the huguenot refuge and their descendants in Great Britain and Ireland. London 1871-1874, liste IV p. 31.

15. Baird Charles. History of the huguenot emigration to America. New-York 1885, traduction Meyer et de Richemond, Toulouse, 1886, p. 238.

16.  Archange Godbout, op. cit., p. 152.

 

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