Projet Trois siècles de migrations francophones en Amérique du Nord 1640-1940 (TSMF)

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Montminy et Cie, Portrait de Gabriel Henry, v. 1902-1903, Collection Centre d’archives de Québec - Archives nationales à Québec. Libre de droits. https://numerique.banq.qc.ca/patrimoine/details/52327/3107036?docsearchtext=gabriel%20henry

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Gabriel Henry (1862-1924) : un parcours professionnel en Amérique française

par Sophie Quirion

Gabriel Henry est né le 28 avril 1862 à Vrigne-aux-Bois, dans les Ardennes en France, et est décédé le 9 octobre 1924 à Québec. Il est le fils de Gustave Henry, originaire de Brévilly et maître de forges, et d’Amélie Colson (1840-1911), originaire de La Neuville. Ingénieur de formation, il intègre en 1883 l’École centrale des arts et manufactures de Paris et est diplômé en 1886. Il a rarement retenu l’attention des chercheurs; il est même parfois absent des travaux scientifiques sur des sujets ou des établissements où il a pourtant joué un rôle de premier plan. Il n’existe pas à ce jour de biographie exhaustive à son égard, malgré son rôle important au Département de l’agriculture du Québec ainsi que sa participation à de grands projets de voirie. L’historien Gilles Bachand lui consacre un court paragraphe dans le livre Histoire de l’École de laiterie de Saint-Hyacinthe, 1892-19851. Les Archives Passe-Mémoire détiennent un fonds sur la famille Sales Laterrière-Henry, comportant, entre autres, des correspondances entre les membres de la famille, des photographies et des notes d’ingénierie. L’Université de Montréal possède quant à elle un très mince dossier sur Gabriel Henry et ses liens avec l’Institut d’agricole d’Oka. Son nom figure aussi dans quelques ouvrages d’agriculture au Québec. C’est surtout par l’étude des journaux de l’époque qu’il est possible de retracer sa vie au Canada. Cette étude monographique a pour objectif de rendre compte du parcours géographique de Gabriel Henry et de ses expériences professionnelles en Amérique française au tournant du 20e siècle. Cette recherche s’inscrit dans le courant historiographique de la microhistoire, qui vise à retracer les parcours d’individus à l’égard des récits personnels, parcours qui soulèvent des traces culturelles d’une époque et d’une communauté.

Un pionnier de la colonisation française au Manitoba

L’histoire canadienne de Gabriel Henry a débuté au Manitoba en 1889, dans le village de Saint-Malo. Il faisait partie des nombreux immigrants issus de la francophonie européenne venus s’établir au Manitoba à la fin du 19e siècle, à une époque où les autorités fédérales et le clergé avaient mis en place un plan de recrutement de colons. Pour freiner l’exode de la population canadienne-française vers les États-Unis, des terres agricoles fertiles étaient offertes aux nouveaux arrivants2. Le journal Le Manitoba nous apprend que Gabriel Henry encourageait ses compatriotes français à immigrer dans cette province, devenant un acteur engagé dans la colonisation du Manitoba3. Ses frères Louis (1867-[?]) et René Henry (1864-1940) l’ont rejoint en 18904. Le recensement du Canada en 1891 nous informe que Gabriel et son frère Louis vivent dans le village de Saint-Malo. Son frère René est plutôt parti pour Montréal en 1891, où il épouse, le 26 septembre 1895, Eugénie Morvant dans la paroisse Saint-Enfant-Jésus. Selon le journal Paris-Canada : organe international des intérêts canadiens et français, Gabriel Henry faisait des allers-retours transatlantiques, notamment dans la grande région parisienne. Le 12 mars 1891 à Colombes, dans les Hauts-de-Seine, il célébrait son mariage avec Marie-Thérèse Brullé ([?]-1899), sa première femme5. De retour au pays, les nouveaux mariés ont commandé la construction d’une maison à Saint-Pierre-Jolys, un petit village à proximité de Saint-Malo6. Le couple a eu six enfants : Marie Josèphe, née au Manitoba le 1e mars 1892 et décédée prématurément en 1898, Pierre, né le 23 octobre 1893 à Oka et décédé en 1920, Gonzague, né en 1894 et décédé d’un accident à Québec en 1906, Yves, né en 1896 et décédé en 1980 à Montréal, Germaine, née en 1897 et probablement décédée en 1962 en France, et finalement Antoine, né en 1898 et qui n’a pas survécu à sa première année de vie. 

La présence de Gabriel Henry dans les Prairies canadiennes s’inscrit pleinement dans son cheminement professionnel. Gabriel Henry a participé à un projet expérimental de beurrerie avec M. De la Borderie, un homme d’affaires français7. Dans le hameau de La Rochelle, au Manitoba, il a mis au point un dispositif d’automatisation de la production du beurre. Déjà, il participe à l’innovation des métiers agricoles, un exploit qui le fera connaître à l’international et plus tard au Québec.

De pionnier à expert : l’essor professionnel de Gabriel Henry au Québec

Tandis que l’industrie de M. De la Borderie continue de produire du beurre et d’exporter sa production outre-mer, Gabriel Henry a quitté l’entreprise pour se rendre au Québec. Il entame une carrière professionnelle remarquable, sans doute facilitée par l’expérience acquise et la reconnaissance obtenue au Manitoba. Il a joué un rôle important dans la formation des métiers agricoles, puis dans les avancées sanitaires et technologiques de l’industrie laitière. En 1893, il est devenu le premier professeur laïque à l’Institut agricole d’Oka. Il était également le directeur des élèves. Il donne sa démission en 1894 et il est engagé l’année suivante au Département de l’agriculture de la province de Québec, comme ingénieur de la voirie. Dès son embauche, il est considéré comme un promoteur de l’industrie laitière8. Cette affiliation entre l’agriculture et la voirie n’est toutefois pas anodine : la réussite de l’industrie laitière repose sur un réseau routier suffisamment efficace pour les marchés d’exportation. Gabriel Henry a élu son domicile familial dans la ville de Québec, lieu où il demeura toute sa vie malgré de nombreux allers-retours professionnels. La majorité de ses enfants sont baptisés dans la paroisse Saint-Jean-Baptiste.

En 1897, il devient professeur à l’École de laiterie de Saint-Hyacinthe, un établissement fondé « pour former les beurriers et les fromagers de façon à assurer plus d’uniformité aux produits laitiers9». Dès cette année-là, son nom devient de plus en plus présent dans les journaux agricoles et les journaux régionaux, comme le Courrier de Saint-Hyacinthe10. Dans le Journal d’agriculture et d’horticulture, on relève 27 mentions de son nom pour la période allant de 1897 à 1911. On y relate entre autres qu’il était conférencier à chaque convention annuelle de la Société d’industrie laitière, depuis la seizième édition. Ses conférences étaient souvent retranscrites dans le journal11. Il y publie d’ailleurs sa première chronique sur les machines de chemin en décembre 1897, alliant toujours son double rôle d’ingénieur des voiries et d’expert agricole12

Le transfert des savoirs laitiers du Wisconsin au Québec

Gabriel Henry étant considéré comme très cultivé, la reconnaissance de ses pairs dans le milieu laitier lui a permis de se rendre comme envoyé spécial au Wisconsin en 1897. Il était accompagné du professeur fromager Élie Bourbeau13, afin d’en apprendre davantage sur les nouvelles techniques de fabrication du fromage14. Ce voyage, discuté à plusieurs reprises dans les journaux, lui a donné l’occasion de faire paraître sa première publication : Rapport sur les progrès de l’industrie laitière au Wisconsin15. Il participait ainsi à la diffusion des plus récentes avancées sociales et techniques du monde agricole en provenance des États-Unis. À la suite de son expérience dans le Midwest et à la sollicitation du Département de l’agriculture, Gabriel Henry a rédigé trois manuels où il développe des réflexions sur l’architecture, les outils techniques, les équipements agricoles ainsi que les méthodes de travail16

Un parcours mouvementé: voyages, projets d’envergure et derniers engagements

La presse canadienne fait état de plusieurs événements importants du parcours professionnel de Gabriel Henry. En juillet 1900, il était présent, aux côtés de ses enfants, sur le registre des personnes voyageant sur un navire de la Dominion Line Steamship, une compagnie de transport maritime transatlantique17. L’historien Gilles Bachand nous apprend qu’il effectuait à ce moment un voyage d’études sur la fabrication du cheddar en Angleterre, de nouveau avec Élie Bourbeau18. Comme sa première femme est décédée en 1899, peut-être est-il dans l’obligation de voyager avec ses enfants. Il se remarie le 16 septembre 1902, à la basilique Notre-Dame, avec Marie-Régina Héva de Sales Laterrière (1870-1961), arrière-petite-fille de Pierre de Sales Laterrière, immigré de France au Québec en 1766, et avec qui il aura deux autres enfants : François (1903-1989) et Édouard (1904-1987). En 1903, Gabriel Henry occupait temporairement le rôle d’architecte. Il a été commissionné par le Département de l’agriculture pour préparer les plans du nouvel édifice de l’École de laiterie de Saint-Hyacinthe19. Afin d’aménager l’école selon les dernières innovations dans le domaine, il s’est rendu en Ontario et à New York pour visiter des écoles de laiteries reconnues20. En 1906, à bord du S.S. Pomeranian, Gabriel, ses enfants Gonzague, Yves, Pierre et Germaine ainsi qu’une mademoiselle de Saint-Victoire et sœur Saint-Joseph, gouvernantes, sont enregistrés sur un bateau qui revient au Canada depuis le port de Londres et du Havre. Le bateau est arrivé le 3 octobre.

Plus de dix ans après la publication de ses manuels sur les laiteries et les beurreries, il continue de participer au monde agricole, alors qu’il est toujours domicilié dans la ville de Québec, cette fois-ci dans le quartier Montcalm. Les journaux font état de sa présence à la Grande Exposition provinciale de Québec en 1911 et il était, la même année, secrétaire des Concours de produits laitiers21Son rôle en tant qu’ingénieur de la voirie a pris ensuite de plus en plus d’importance dans sa vie. En 1911, il participe au projet d’envergure de la route interurbaine Montréal–New York22. En 1913, il est nommé ingénieur en chef de la voirie du ministère de l’Agriculture23. En 1916, il était au Nouveau-Brunswick pour une conférence sur la réfection des routes de cette province24. Il participait également à Québec au congrès annuel des « Bonnes Routes » en 191925. En 1921, il est devenu l’inventeur et le promoteur d’un appareil photographique qui recense automatiquement le nombre de véhicules sur les routes26. Les photographies disponibles aux Archives Passe-Mémoire le montrent avec sa famille à Québec, son lieu de résidence, et en vacances un peu partout dans la province, dont en Gaspésie. La famille semble heureuse, malgré les décès de trois de ses membres, dont celui de Pierre, en 1920, alors qu’il était aviateur en France27. Enfin, en 1923, les journaux nous apprennent que Gabriel Henry était très malade et Le Devoir annonce son décès le 9 octobre 1924 à Québec28. Il avait 62 ans.

 


1. Gilles Bachand, Histoire de l’École de laiterie de Saint-Hyacinthe, 1892-1985, Rougemont, Société d’histoire et de généalogie des Quatre lieux, 2012, p.89.

2. Thomas Alfred Bernier, Le Manitoba, champ d’immigration, Ottawa, imprimeur du gouvernement, 1887, 144 p.; Robert Painchaud, Un rêve français dans le peuplement de la Prairie, Saint-Boniface, Canada : Éd. des Plaines, 1987, 303 p.; Paul-André Linteau, Yves Frenette et Françoise Le Jeune, Transposer la France: l’immigration française au Canada (1870-1914), Montréal (Québec), Boréal, 2017, 412 p.

3. « Personnel », Le Manitoba, 26 novembre 1890, p. 2.

4. « Personnel », Le Manitoba, 6 avril 1890, p. 3. 

5. « Les Canadiens à Paris », Paris-Canada : organe international des intérêts canadiens et français, 20 décembre 1890, p. 2; « Échos », Paris-Canada : organe international des intérêts canadiens et français, 14 mars 1891, p. 2. Pour en savoir plus sur ce journal : Philippe Garneau, « Les relations entre la France et le Canada à la fin du XIXe siècle : la revue Paris-Canada (1884-1909) ». Mémoire. Montréal, Université du Québec à Montréal, 2008, 130 p. ; Linteau, Frenette et Le Jeune (2017), op. cit.

6. « Chronique de la Province », Le Manitoba, 20 mai 1891, p. 3.

7. L’histoire complexe de M. de la Borderie a été soulevée par l’historien Jean-Marc Agator. Source : Jean-Marc Agator, Manitoba : l’expérience mémorable du hameau de La Rochelle, s.d., [En ligne], https://agator.org/amerique-du-nord-francophone/manitoba-lexperience-memorable-du-hameau-de-la-rochelle/. 

8. Donald Guay, Chronologie de l’industrie laitière au Québec (1608-1992), Québec, Direction de la recherche et du développement du ministère de l’Agriculture, des Pêcheries et de l’Alimentation du Québec, 1992, p. 64. 

9.  Ibid.

10. Gabriel Henry semble être un homme important dans la région de Saint-Hyacinthe. On y parle souvent de son rôle comme professeur à l’École de laiterie. On annonce même le décès de sa mère en France. Source : « Obituaire », Le Courrier de Saint-Hyacinthe, 6 janvier 1912.

11. Par exemple : « Conférence donnée par M. Gabriel Henry à l’école de laiterie de Saint-Hyacinthe », Le Journal d’agriculture et d’horticulture, 22 mars 1903, p. 414-418. 

12. Gabriel Henry, « Choix de machines à chemins », Le Journal d’agriculture et d’horticulture, 8 décembre 1897, p. 

13. Gilles Bachand, « BOURBEAU, ÉLIE », dans Dictionnaire biographique du Canada, vol. 16, Université Laval/University of Toronto, 2003, [En ligne], https://www.biographi.ca/fr/bio/bourbeau_elie_16F.html. 

14. Il avait déjà été envoyé aux frais du gouvernement en 1895 pour visiter la ferme modèle de Compton (Qc), où se trouvait notamment une beurrerie-école. Les suivis de dépenses de l’État nous en informent. Source : « Interpellations », L’Électeur, 28 novembre 1896, p. 2.

15. Gabriel Henry, Rapport sur les progrès de l’industrie laitière au Wisconsin, Québec, Département de l’agriculture de la province de Québec, 1897, 35 p.

16. Ces manuels m’intéressent particulièrement pour la promotion que fait Gabriel Henry des techniques de construction de charpentes à claire-voie (Balloon Frame). Sources: Gabriel Henry, Nouveau manuel complet d’industrie laitière pour la province de Québec, Québec, Proulx and Proulx, 1897, 406 p. ; Gabriel Henry, Bulletin sur l’industrie laitière, Québec, Département de l’agriculture de la province de Québec, 1897, 91 p. ; Gabriel Henry, Construction et aménagement des beurreries, Québec, Département de l’agriculture de la province de Québec, 1900, 60 p. 

17. « The Dominion Line Steamship », The Montreal Star, 6 juillet 1900, p. 8.

18. Gilles Bachand, op. cit., 2012, p. 77.

19. Répertoire du patrimoine culturel du Québec, « École de laiterie de Saint-Hyacinthe », [En ligne], https://www.patrimoine-culturel.gouv.qc.ca/detail.do?methode=consulter&id=92937&type=bien. Il y a aussi un article du Devoir à ce sujet : Le Devoir, 23 juillet 1979, p. 2.

20. Gilles Bachand, op. cit., 2012, p. 89.

21. Gabriel Henry, « concours des produits laitiers », Le Journal d’agriculture et d’horticulture, 15 janvier 1911, p. 141-142 ; « Grande Exposition provinciale de Québec », Le Journal d’agriculture et d’horticulture, 15 août 1911, p. 24.

22. Vernon News, 16 novembre 1911, p. 2. 

23. « H. N. Necker Resigns », The Gazette, 30 mai 1923, p. 14.

24. « More speakers », Daily Gleaner, 19 février 1916, p. 2.

25. « Le prochain congrès des bonnes routes », La Tribune, 15 avril 1919, p. 5.

26. Dossier dans les Archives Passe-Mémoire.

27. « Décès », Le Soleil, 4 mai 1920, p. 13.

28. « Mort de Gabriel Henry », Le Devoir, 10 octobre 1924, p. 5.

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