
Les séjours aux États-Unis de mes grands-parents maternels, Joseph Fortin et Marie-Louise St-Gelais, et leur mobilité résidentielle à leur retour à Jonquière1
par Hervé Gauthier
Joseph Fortin, fils de Thomas et Alexandrienne Boudreault, né en 1876, a passé sa jeunesse à Hébertville, où son père avait échangé sa terre de Laterrière pour un lot de colonisation dans la fertile plaine du Lac-Saint-Jean. Marie-Louise St-Gelais, fille de François et Sophie Lapointe, née en 1885 à Jonquière, a quant à elle vécu ses quinze premières années à Saint-Jérôme (aujourd’hui Métabetchouan), où son père s’était installé peu après son mariage. Ainsi, Joseph et Marie-Louise ont grandi non loin l’un de l’autre, dans une région agricole alors en pleine colonisation.
Les séjours aux États-Unis
Joseph effectue trois séjours aux États-Unis, alors que Marie-Louise l’y accompagne à deux reprises. Son premier départ a lieu en 1899, avec l’intention de revenir : il a déjà, par l’entremise de son père, acquis une terre à Hébertville. Les recensements états-uniens de 1900 et de 1910, qui consignent l’année d’arrivée au pays, confirment que Joseph s’y est installé en 1899.
Le recensement de 1900 indique qu’il résidait à Paterson, dans le New Jersey – aujourd’hui en banlieue ouest de New York – et qu’il travaillait comme teinturier. À l’époque, Paterson était la capitale de la teinturerie de la soie aux États-Unis. Ce séjour dure environ trois ans. En mars 1902, Joseph revient au Québec pour assister aux funérailles de son père à Hébertville. C’est à cette occasion qu’il rencontre Marie-Louise, alors âgée de 16 ans, probablement dans la cordonnerie de son père à Jonquière. Leur rencontre aurait été marquée par une déclaration devenue célèbre dans la famille :
« Tu frottes les planchers ici, tu ne les frotteras plus. Je vais venir te chercher. »
Ils se marient le 17 juin de la même année.
Les jeunes mariés repartent aux États-Unis en 1903. Ce second séjour est de courte durée : après la naissance de leur fils Armand, en février 1904, ils rentrent à Jonquière, où ils sont, en juillet, parrain et marraine d’un petit cousin.
Un troisième séjour s’amorce en 1907, après la naissance de leur première fille, Yvonne, à Jonquière, en mai 1906. Leur deuxième fille, Jeanne, naît à Paterson en mai 1908. Le recensement américain de 1910 indique que la famille réside toujours dans cette ville.
Ce dernier séjour ne dure pas : Marie-Louise, enceinte de son quatrième enfant, insiste pour revenir au Québec. Elle ne souhaite pas accoucher une nouvelle fois loin de ses proches, dans un quartier peuplé d’immigrés, sans parler anglais. En avril 1910, peu après le recensement, la famille rentre définitivement à Jonquière. Leur fille Bertha y naît en octobre de la même année.
Pourquoi Paterson ?
On peut se demander pourquoi Joseph a choisi Paterson plutôt qu’une des nombreuses communautés canadiennes-françaises de la Nouvelle-Angleterre. La réponse nous vient d’une étude d’Hélène et Richard Plourde sur leur grand-père, Arthur Plourde, également originaire de Saint-Jérôme2. Ils ont mis au jour l’existence d’une filière migratoire bien établie entre le Lac-Saint-Jean (notamment Saint-Jérôme et Saint-André) et Paterson, autour du club de chasse et pêche The Amabellish Fish and Game Club, fondé en 1889 par des hommes d’affaires américains, avec siège social à Springfield, au Massachusetts, et situé juste à l’amont de Saint-André, sur la rivière Métabetchouan3.
Ce club, rendu accessible par le chemin de fer reliant Québec à Chambord dès 1888, attirait des Américains fortunés et employait des travailleurs de la région. Jacob Weidmann, membre du club et propriétaire d’une usine de teinturerie de soie à Paterson, incite des employés du club à aller y travailler. Arthur Plourde, par exemple, aurait été mis en contact avec Weidmann par un guide du club, et serait parti avec Jean-Baptiste Cauchon en 1896. D’autres gens de Saint-Jérôme ont suivi.
Le recensement de 1900 révèle qu’un certain nombre de ces Canadiens français vivaient à proximité de l’usine de Weidmann, où s’activaient 3000 travailleurs au début du siècle :
- Joseph (recensé sous le nom de « Fortiam ») logeait chez Xavier Côté, au 89, 19e Rue Est.
- Phydime Fortin, également pensionnaire à cette adresse.
- Philippe Dufour, dans la maison voisine.
- Arthur Boudreau, Adélard Cauchon et Fred Savard, tous installés au 30, 17e Rue Est. Selon l’annuaire municipal de 1906, Boudreau et Cauchon (orthographié « Couchon ») habitent sur les 12e et 13e Rues Est, encore plus près de l’usine.
Voyager en groupe réduisait les risques et rassurait devant l’incertitude du départ vers l’inconnu. Il est donc probable que Joseph ait quitté le Québec en compagnie d’un de ses compatriotes.
La mobilité résidentielle à Jonquière
Après le retour définitif de Joseph, Marie-Louise et leurs enfants, en 1910, une autre forme de mobilité débute pour eux, cette fois à Jonquière et à Kénogami. Grâce au registre foncier du Québec, nous savons qu’entre 1911 et 1931 Joseph acquiert huit maisons (dont une ferme) et en construit une autre, qui ne sera jamais habitée par la famille. Il achète sa première maison le 1er avril 1911, sur la rue Saint-Pierre à Jonquière, tout près de l’usine Price (aujourd’hui Produits forestiers Résolu) où, selon le recensement de 1911, il a rapidement trouvé un emploi comme journalier.
Quatre des cinq premières résidences sont situées à Jonquière, la cinquième étant une ferme à Saint-Ambroise. Les trois dernières se trouvent à Kénogami, où Joseph travaille désormais à la toute récente papeterie de la compagnie Price. Selon les recensements canadiens, il y occupe la fonction de journalier en 1921. Cette année-là, neuf enfants habitent sous le toit familial, ainsi qu’un neveu prénommé Thomas. En 1931, Joseph est toujours employé par l’entreprise, à titre de menuisier.
Mis à part la ferme à Saint-Ambroise, toutes les maisons sont situées non loin les unes des autres.
L’épisode de la ferme
En octobre 1917, Joseph vend sa maison pour acheter une terre à Saint-Ambroise, entamant ainsi un très bref épisode agricole. Il devient cultivateur…, mais seulement pour quatre mois. En février 1918, la ferme est revendue. Cette décision rapide semble avoir été influencée par Marie-Louise qui, enceinte de son huitième enfant (Raymond), refusait de vivre à la campagne dans des conditions précaires. Elle aurait été la principale instigatrice de ce retour en ville. Ce schéma se répète : en 1904, après la naissance d’Armand et, en 1910, c’est elle qui avait convaincu Joseph de revenir au Québec.
La maison de la rue Montcalm
La maison de la rue Montcalm revêt une importance particulière. Joseph l’achète deux fois, en 1919 puis en 1931. Entre les deux transactions, la crise économique fait chuter sa valeur : vendue 4 300 $, elle est rachetée pour seulement 1 912 $. Cette maison devient un véritable pivot familial : plusieurs enfants y vivent au début de leur mariage, et elle est occupée par Joseph et Marie-Louise pendant de nombreuses années. Elle est vendue en 1948 à leur fils Raymond, mais le couple y demeure encore quelque temps.
Une vie de déménagements
Entre janvier 1915 et septembre 1923, la famille connaît six déménagements en moins de neuf ans, avec entre six et neuf enfants. Marie-Louise, décrite comme délicate et anxieuse, en garde un souvenir marquant. Raynald Fortin, alors enfant, se rappelle cette phrase tranchante de sa grand-mère :« Vous ne connaissez pas ça, déménager. Moi, j’ai connu ça, déménager ! » Prononcée avec une véhémence, elle reflétait sans doute une expérience difficile, entre instabilité et maternités répétées.
Conclusion
Joseph et Marie-Louise Fortin ont connu, entre les séjours aux États-Unis et les nombreux déménagements au Québec, une vie marquée par la mobilité, l’adaptation et la résilience. Si Joseph a souvent pris les décisions pratiques, c’est l’opinion de Marie-Louise qui, à plusieurs reprises, a déterminé le cap familial.
Marie-Louise décède le 26 juin 1955 à Kénogami et Joseph meurt le 12 avril 1966 à Chicoutimi.
Notes
1. Pour une étude plus complète, voir Hervé Gauthuer, Sur les traces de mes grands-parents maternels, Joseph Fortin et Marie-Louise St-Gelais, Québec, Éditions Mélia, 2021, 250 p.
2. Hélène et Richard Plourde. Arthur à Paterson, N.J. (1896-1901) : une page de notre histoire, s.l. n.d., p. 18. Arthur Plourde, le grand-père d’Hélène et de Richard, arrivé en 1896 aux États-Unis, est pensionnaire dans la maison voisine.
3. E. T. D. Chambers, Quebec, Lake St. John and the New Route to the Far-famed Saguenay, Quebec (Province), s.n., 1893, p. 16, 1 ressource en ligne (47 p.) : ill. carte, collections de BANQ.