Parcours de vie de mes ancêtres féminines

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Des ancêtres Chamard aux métiers variés.

Par Louis Chamard

 

L’histoire de ma famille Chamard est passionnante, car elle me permet de suivre des repères géographiques fort variés. Les événements s’amorcent vers 1700 avec l’ancêtre Jacques Chamard à Laussonne en Haute-Loire, et aboutissent vers 1870 à Rivière-du-Loup où a immigré mon arrière-grand-père Claudius, en provenance de la Savoie. Entre les deux, des escales ont eu lieu dans le Beaujolais, à Lyon, à Turin et à Alger !

La diversité des emplois de plusieurs d’entre eux ajoute à l’intérêt. Voici donc un résumé des métiers de trois de ceux-ci :

  • Jean-Pierre Chamard, fils de Mathieu, né à Laussonne (Haute-Loire) le 8 novembre 1780 et décédé à Saint-Jean d’Ardières (Rhône) le 24 février 1851;
  • Pierre Chamard, fils du précédent Jean-Pierre, né à Saint-Jean d’Ardières le 12 janvier 1811 et décédé à Boufarik en Algérie le 14 juillet 1844;
  • Marie Bellissand, épouse dudit Pierre Chamard, née à Lyon le 5 novembre 1803 et décédée à Modane (Savoie) le 12 mars 18771

 

Un domestique chez monsieur le comte

L’acte de mariage de Jean-Pierre Chamard avec Jeanne Chignard, à Saint-Jean d’Ardières, le 2 décembre 1809, nous apprend qu’il est « domestique depuis plus d’un an » au château du comte de l’Écluse. Son acte de décès en 1851 confirme qu’il occupe toujours ce poste. Il n’était toutefois pas un domestique aux chambres ou aux cuisines, mais un domestique aux champs, dit « domestique de ferme »2, comme pouvaient l’être les palefreniers, les travailleurs aux vignes ou les fermiers du domaine. Plus spécifiquement, il était gardien des écluses du seigneur des lieux. Cette précision nous est apportée par le dépôt3 d’un acte passé sous seing privé, le 29 octobre 1810 entre le régisseur de M. de l’Écluse et Jean-Pierre Chamard établissant les conditions de son entrée en service.

Lesdites « écluses » étaient un terme générique regroupant deux éléments fondamentaux d’une écluse : un barrage, dit « glacis » en terroir beaujolais, et un réservoir amont, dit « bief ».

Les glacis que l’on construisait sur une rivière comme l’Ardières avaient pour objectif de créer des biefs, ou réservoirs d’eau, qui avaient deux rôles : alimenter les moulins que la famille de l’Écluse possédait à Saint-Jean d’Ardières et irriguer prés, pâturages et vignobles des châtelains. Irrigation qui devait être partagée avec les paysans disposant aussi de lopins de terre en bordure desdits biefs.

La famille de l’Écluse possédait trois moulins à Saint-Jean d’Ardières : la Thuaille, le Sou et la Commanderie. Ces installations étaient dotées de meules à céréales, de battoirs à huile et de battoirs à chanvre.

Le « gardien des écluses » avait un rôle stratégique où se mêlaient l’entretien courant des installations (nettoyage des biefs et réparations mineures des glacis), la surveillance des ouvrages nécessitant des travaux majeurs et le contrôle de l’utilisation de l’eau des biefs avec la collaboration essentielle des gardes champêtres dotés de pouvoirs de police.

Pour effectuer son travail de surveillance et d’entretien avec efficacité, Jean-Pierre Chamard habitait dans une résidence possédée par Suzanne Bellet de Tavernost, veuve Mogniat de l’Écluse. Cette habitation était située en bordure du bief qui se trouvait entre le moulin de la Thuaille et celui du Sou. Cette maison existe toujours et est actuellement environnée par les vignes du Beaujolais.

 

Un tisserand globe-trotter

Pierre Chamard, fils du précédent Jean-Pierre, est devenu tisserand en son jeune âge. On le dit indifféremment « veloutier » ou « travailleur de la soie », notamment au moment de son premier mariage, le 26 septembre 1830, à Lyon, avec Françoise Archet, et lors du décès de celle-ci le 12 décembre 1833. Dans le premier cas, on indique qu’il est de la « maison Millau » et dans le deuxième cas, de la « maison Archet ».

Cette notion de « maison » est typique de Lyon. Si aux États-Unis la production des tissus était faite dans des usines de grande dimension, elle était réalisée à Lyon dans une multitude d’unités d’habitation privées où se côtoyaient le patron, sa famille et ses employés. La présence dans ces résidences de métiers à tisser volumineux et en hauteur explique l’architecture typique de plusieurs maisons de Lyon, notamment dans le quartier de la Croix-Rousse.4

Les artisans du tissage de la soie étaient appelés « canuts » et leurs conditions de travail étaient relativement pénibles. Celles-ci ont fait l’objet de plusieurs écrits, dont ces propos de Lamartine : « Je connais bien la condition et les mœurs de cette tribu de parias nommés canuts. On n’entend sortir de leurs demeures que le bruit monotone et cadencé de la navette, des rouages et des poulies qui battent, grincent et sifflent à tous les étages. Ces bruits sont entrecoupés par le coup sourd des pédales du métier qui ne se repose jamais. Montez, redescendez, c’est partout le même aspect, la même mélancolie, le même murmure : vaste geôle du travail, dont on n’aperçoit pas les geôliers ! ».5

Cette situation difficile a conduit les canuts de Lyon à plusieurs révoltes entre 1831 et 1834. Celles-ci sont considérées comme l’une des premières manifestations des combats ouvriers en France. Elle fut réprimée dans la violence. Pierre Chamard était tout à fait dans l’œil du cyclone à ce moment-là. On ne sait s’il y fut directement impliqué.

Il a participé peu de temps après ces dates fatidiques aux échanges commerciaux traditionnels des tissus de soie et autres entre Lyon et l’Italie. C’est ainsi qu’à la faveur d’un déplacement à Turin, il a procédé à l’enregistrement de la naissance de son fils Claudius à cet endroit le 27 mars 1835 au « faubourg de la Doire, paroisse du Balon »6.

Pierre Chamard est recensé à Belleville, tout près de Saint-Jean d’Ardières, en 1836, où on le dit toujours « ouvrier en soie ». C’est quelque part entre 1836 et 1842 qu’il a déménagé ses pénates en Algérie, au début de la colonisation de ce pays par la France. Un article publié dans Le Moniteur algérien, Journal officiel de la colonie du 25 mars 1845 nous indique qu’il réside en 1842 à Alger et qu’à titre de commis négociant il a eu maille à partir avec un marchand tailleur d’Alger.

La seule autre certitude que l’on ait à son sujet concerne son décès par malaria à l’hôpital militaire de Boufarik le 14 juillet 1844.

La majorité des sources généalogiques de la période française en Algérie se trouvent dans ce pays et sont pratiquement inaccessibles pour les chercheurs de l’extérieur. Des échanges faits avec un groupe d’entraide généalogique basé à Aix-en-Provence, Généalogie Algérie, Maroc, Tunisie, a permis d’apprendre que la commune algérienne de Souma, près de Boufarik, a mérité une médaille d’argent pour ses cultures de mûriers et l’éducation des vers à soie, lors de l’Exposition universelle de Paris en 1849. De là à penser que Pierre Chamard était en 1844 dans la région de Boufarik pour assister les tisseurs de soie de la région, ou pour s’approvisionner en tissu de soie, il n’y a qu’un pas qu’il reste éventuellement à faire…

 

Une sage-femme de caractère

Comme son époux Pierre Chamard, Marie Bellissand a été ouvrière de la soie dans la région de Lyon jusqu’en 1836-37. Au début des années 1840, elle a suivi des cours d’assistance à la maternité à Turin. Tel que précisé dans l’Annuaire administratif et historique du département de la Savoie de 1863, Marie Bellissand a obtenu son diplôme de sage-femme à Turin le 23 juillet 1842. Ledit annuaire précise que « nulle ne peut exercer la profession de sage-femme, qu’après avoir obtenu le diplôme ou certificat d’aptitude exigé par l’article 52 de la loi du 19 ventôse an XI [10 mars 1803]; ce certificat n’est délivré qu’aux sages-femmes qui ont été examinées sur la théorie et la pratique des accouchements, sur les accidents qui peuvent les précéder, les accompagner et les suivre, et sur les moyens d’y remédier. »

Après l’obtention de son permis de pratiquer, Marie Bellissand s’est installée à Modane en Savoie où elle passera le reste de sa vie. L’analyse systématique des registres des actes de naissance et de baptême de la commune pour la période de 1838 à 18607  permet de constater que Marie Bellissand a débuté ses opérations d’accouchement à cet endroit le 19 avril 1843 et qu’elle est intervenue à ce titre une quarantaine de fois. Dans ces cas, elle a été explicitement mentionnée dans les actes de naissance et de baptême où il était indiqué qu’elle avait accompli l’un et/ou l’autre des gestes officiels suivants : le baptême comme tel, l’indication de la naissance auprès des autorités civiles ou la réclamation d’un baptême auprès des autorités religieuses. Le baptême, s’il était administré par la sage-femme, s’effectuait habituellement à la résidence de la mère, alors que les deux autres actes se tenaient à la mairie. Dans la plupart des cas, Marie signait comme témoin.

L’intervention de Marie auprès des mères s’effectuait, dans quelques cas, en collaboration avec un docteur en médecine. L’aide des médecins était requise lorsqu’il y avait des complications ou qu’une césarienne s’avérait nécessaire. Les sages-femmes françaises avaient cependant beaucoup de latitude pour poser différents gestes médicaux auprès des femmes et des jeunes enfants; elles disposaient de la formation requise pour appliquer des ventouses sur la peau de leurs patientes, pour réaliser des saignées et pour effectuer divers vaccins, notamment contre la variole.

Bien que Marie Bellissand ait été en principe la seule femme autorisée à pratiquer à Modane, elle n’a pas été la seule à porter assistance aux mères en couche. Au moins une autre personne, Marie-Josephte Replat, y intervenait également comme aide à l’accouchement.

Pour des motifs que l’on peut fort bien comprendre, Marie Bellissand ne voyait pas d’un très bon œil cette compétition faite par ladite Replat. La Cour de cassation de Turin rapporte8 que Marie Bellissand a été condamnée, le 6 novembre 1850, par le Tribunal de première instance de Saint-Jean-de-Maurienne « d’avoir le 3 juillet 1850 vers les 9 heures du matin à Modane, au moment où Marie-Josephte Replat portait un nouveau-né à l’Église pour l’y faire baptiser, imputé à cette dernière des faits attaquant son honneur, et sa réputation [et] porté à la même deux coups de poing. » Marie a alors allégué « que les coups par elle portés, n’ayant laissé aucune trace, ni causé aucune infirmité, devaient être considérés comme de simples voies de fait. » Elle n’a toutefois pas gagné sa cause et fut condamnée à payer 150 livres d’amende et les frais !

Le moins que l’on puisse dire, c’est que Marie Bellissand avait du caractère ! Qu’une dame de presque cinquante ans donne deux coups de poing à une autre dame qui porte un nouveau-né aux fonts baptismaux n’est quand même pas banal ! De quoi alimenter le cliché9 concernant le caractère indépendant et frondeur des sages-femmes !

 


1. Les actes de naissance et de décès de tous ces personnages sont disponibles et ont été recueillis en ligne auprès des Archives départementales de la Haute-Loire, les Archives du département du Rhône et de la métropole de Lyon et les Archives départementales de la Savoie.

2. BEAL, Margot. Des champs aux cuisines, histoire de la domesticité en Rhône et Loire (1848-1940), Lyon, ENS Éditions, 2019, 236 p.

3. Cette pièce a été déposée lors de l’inventaire des biens de Jean-Pierre Chamard le 16 avril 1851 (Acte no 1087 du notaire Jean-Pierre Chassaignon, Belleville, Rhône).

4. BARRE, Josette. « Soierie lyonnaise et habitat. Typologie des immeubles de la Croix-Rousse vers 1830 ». Le Monde alpin et rhodanien. Revue régionale d'ethnologie, n°2-3, Grenoble, 1991, p. 39-52.

5. Rapporté par LIOTOR, Léon, 1931. Lyon, Guignol et les canuts lyonnais, 286 p.

6. Acte de mariage de Pierre Chamard et Marie Bellissand à la mairie de Belleville le 23 décembre 1835

7. Cotes 3 E 2305 et 3 E 2419.

8. Collezione delle sentenze des magistrato di Cassazione. Torino, 1850.

9. LE DÛ, Maï. « Synthèse entre cure et care : les sages-femmes déboussolent le genre ». Clio, Femmes, Genre, Histoire, no 49, Toulouse, 2019, p. 137-151

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