Métier ou profession d'ancêtre(s)

Textes publiés lors de la 1re édition du Concours "Mes ancêtres au bout de ma plume !" lors de la SNG 2023.
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Le cercle rouge entoure ce que furent les bâtiments de ferme de la terre de Fabien Jalbert, sur le lot 14b-15a, 6e rang, canton Fleuriault, à Saint-Gabriel-de-Rimouski, lorsqu’il remonta colon en 1880. La photo fut prise en 1938. La route longeant sa ferme est la route Chauveau, aussi dite, la route des Hauteurs. Le haut de la photo est au nord, vers le fleuve. La ferme de Fabien s’étale au sud. | BAnQ, Canton Fleuriault - secteur rivière Rouge, Canadian Airways Limited. - 1938, Cote : E21,S110,SS1,SSS3,P67, Fonds Ministère des Terres et Forêts - Archives nationales à Québec, Id 261079, https://advitam.banq.qc.ca/notice/261079 , consulté le 10 août 2023 (autorisation d’utilisation de la photo accordée par BAnQ-Québec le 11 août 2023).

Fabien, au bout de ma plume !

Jaldufio

 

Il s’appelle Fabien.

Campé à 6’4’’ du sol, pesant 270 livres, armé de mains de 11’’, exagérément velu, il marche comme une bête.(1, p.89)

Il n’accomplit aucun acte héroïque, ne sait ni lire, ni écrire3, mais est doté d’une force physique le définissant:

« (…) le bully de la place – ainsi désignait-on à la campagne celui qui, dans chaque paroisse, se prétendait le plus fort au tir du poignet ou à quelque autre épreuve, comme la marche avec des brouettes surchargées ou les soulevés de sacs de grains ou de barils – (…). » (2, p.119-120)

Le boulé4 n’est pas nécessairement un intimidateur. C’est un fier-à-bras ou une réelle force de la nature, un faux-semblant ou un véritable homme fort. Certains se croient forts; d’autres sont forts !

Fabien est cultivateur, bâtisseur de rails, gardien de l’ordre, journalier, contremaître et véritable boulé, qualifié de « Roi de la force » du canton(1, p.89)

En 1988, Roger Delaunais publie Valcourt-Jalbert. Les deux phénomènes de St-Gabriel-de-Rimouski1. Le « phénomène Jalbert » est connu grâce à ces témoignages relatant divers exploits de force de ce géant, force qu’il exploite en exerçant mille et un métiers.

Les faits constituent davantage un héritage oral familial qui s’élève aujourd’hui au rang de légende, faute de témoins vivants et de preuves écrites.

En 2005, Paul Ohl publie sa biographie de Louis Cyr2. Il est indéniable que les deux ouvrages sont en cousinage et que Fabien et Cyprien-Noé, dit Louis Cyr, ont le muscle en commun.

Inutile de comparer la force des deux hommes ni leurs exploits; aucune mesure de la force réelle de Fabien n’est enregistrée et celle de Louis Cyr demeure incontestable.

Ils sont proches par leur appartenance aux mêmes valeurs, à la même culture, à leurs origines terriennes, à leur croyance que la force physique incarne un don de Dieu(2, p.9), à la similarité de leurs exploits, réalisés avec les objets du quotidien, puisés dans leur environnement agraire. Fabien est tout ceci et tout cela : coiffé du bonnet bleu patriotique(1, p.90), attaché à son lopin, sa force physique est source de survie et d’ordre, source de gagne-pain sur la terre comme dans les chantiers, source de fierté. Il sent le purin, la terre remuée, les blés coupés et l’huile de bras.

L’histoire familiale a retenu quelques démonstrations de force de Fabien, laquelle force garantissait son gueuleton. Les dates et faits sont ceux consignés par Roger Delaunais. Leur précision temporelle et factuelle est difficile à valider.

De 1868 à 1876, Fabien est engagé pour la construction de l’Intercolonial5. Il est cultivateur au fief Pachot, dans la paroisse de Saint-Octave-de-Métis6. Le territoire est traversé par ce chemin de fer7. Âgé de 39 ans en 1868, il est le type d’homme recherché par les entrepreneurs : fort et robuste. Journalier pour l’Intercolonial, il étend sa renommée et est promu contremaître5. Il soulève à lui seul, là où 6 hommes sont requis, des rails de 24 pieds et les dépose sur les dormants du chemin de fer.(1, p.87) Louis Cyr a repéré son protégé, Horace Barré, en 1886, grâce à un exploit similaire (2, p.269). Quant aux dormants de 180 livres chacun, Fabien les soulève deux à la fois, un sous chaque bras. (1, p.87) Il charge sa brouette de barres de rattachement jusqu’au point de rupture, l’obligeant à remplacer les manches de bois par des tubes d’acier pour que la brouette soit à la hauteur de la force de son homme ! (1, p.87-88)

L’inauguration de l’Intercolonial est prévue pour le premier juillet 1876. Le pont de Millstream, dans la vallée de la Matapédia, reste à terminer. Les travaux étant en retard, les superviseurs recrutent une équipe d’ouvriers des Maritimes pour prêter main-forte aux engagés canadien-français. (1, p.90) Un certain Jones, se proclamant champion de la force des Maritimes, fait monter la tension entre l’équipe des francophones et celles des anglophones. Il renverse les charrettes des Canadiens français et les invective. Fabien, envoyé sur place pour le pacifier, observe le manège de Jones. Il s’adresse à lui calmement, lui demandant les raisons de ses agissements. Jones voit rouge, le provoquant. Fabien l’invite à le renverser. Jones est vitement balancé à bout de bras par Fabien et atterrit dans le fossé (1, p.90 et 92), tel un Louis Cyr qui empoignait par la culotte les malotrus de Sainte-Cunégonde et les lançait à ses collègues policiers qui les coffraient. (2, p.100) Fabien jure alors que quiconque essaiera de troubler l’ordre le trouvera sur son chemin. Le pont est terminé dans le calme et le premier train y circule le premier juillet. (1, p.92)

Il est exagéré que ce soit cet incident et un Fabien, gardien de la paix, qui aient permis de terminer les travaux à temps, mais le fait est significatif des tensions qui existaient entre les deux ethnies. Louis Cyr constata le même phénomène au Manitoba : « Dans ce séjour dans l’antichambre de l’Ouest canadien, Louis Cyr put réaliser, (…), l’ampleur des obstacles auxquels se heurtaient cette minorité francophone pour préserver son identité canadienne-française (…) (2, p.206); il a maintes fois été témoin des mêmes tensions en Nouvelle-Angleterre, dans les filatures des « Petits Canadas ». (2, p.62-63)

En 1878 (1, p.97), Fabien est engagé comme débardeur au quai de Sainte-Flavie. Cultivateur au fief Pachot, il recherche des revenus d’appoint. Le quai de Sainte-Flavie est fréquenté par les navires des producteurs de bois. Fabien dégage à lui seul une barge échouée à marée basse. Les marins et le capitaine, trop sidérés de la voir bouger, omettent de l’aider.

En 1882 (1, p.97 et 99), Fabien fait moudre son grain. À cette date, il est « remonté colon »8 à Saint-Gabriel-de-Rimouski, après un revers de fortune et la saisie de ses terres de Saint-Octave8. Saint-Gabriel est dans le canton Fleuriault. Y accéder implique d’escalader les Appalaches. Le territoire est accidenté et la pluie crée des ornières boueuses. Le cheval de Fabien n’arrive plus à grimper la côte. Sous l’œil attentif des badauds, il détèle son cheval, ajuste le harnais à ses épaules et tire sa wagine, sa farine et son cheval en haut de la côte. Le forgeron de Napierville, dont Louis Cyr admirait tant la force durant son enfance, « (…) arrivait (…) à arracher, seul, des ornières où elles s’étaient embourbées, les voitures que bien souvent deux chevaux ne pouvaient plus faire bouger. » (2, p. 12)

En 1884, (1, p.99 et 101) deux familles désirent s’installer dans la bourgade Les Hauteurs, au sud de Saint-Gabriel. Leur charrette surchargée de meubles et d’effets provoque le bris d’une roue, près de la propriété de Fabien. Celle-ci est située sur la route Chauveau9, dite la « route des Hauteurs ». Pour remplacer la roue, Fabien propose de ne pas délester la charrette. Il la soulève, avec son barda, et la maintient, le temps nécessaire de changer la roue.

La même année (1, p.101), il se fait bâtisseur. Il construit sa grange par une corvée. Ses compagnons, incrédules, l’observent sortir de la forêt avec la poutre de soutien de son toit. Il vient de bûcher l’arbre, de l’équarrir et de transporter l’énorme poutre sans l’aide d’un cheval. Louis Cyr avait vu « (…) son grand-père maternel, porter sur ses épaules sur une distance d’un arpent une poutre qu’aucun gaillard, (…), n’était parvenu à soulever. » (2, p. 39)

Une connaissance de Fabien souhaite lui vendre son cheval (1, p.101-102). Fabien teste d’abord l’animal : il l’empoigne en s’ancrant au sol et demande au vendeur de le fouetter. Le cheval échoue à se libérer sous les serres de Fabien qui garde les deux pieds rivés au sol. Il refuse de l’acheter, ne le considérant pas assez fort ni assez digne pour être son cheval. Le vendeur proclame dans tout le canton ce qu’a accompli Fabien, un écho à l’un des tours de force des plus spectaculaires de Louis Cyr : les « chevaux tireurs ». (2, p.145-146 et 225 à 227)

Viens ce jour, en 1912 (sic)13, où Fabien défend son titre de boulé en défiant son fils, Fabien 2, au tir du poignet. Âgé de 83 ans, il tient 6 minutes contre le fiston, puis s’incline. L’enjeu est un cheval. Déçu de sa défaite, mais fier des capacités de son fils, l’aîné déclare : « Va chercher ta jument mon garçon, elle est à toi, tu l’as pleinement méritée, les Jalbert ne sont pas tous morts. » (1, p. 109)

D’autres événements sont relatés, que nous tairons. Mais pour clore, voici le point d’orgue de sa vie d’homme fort.

Il s’agit de sa rencontre avec le héros national, Louis Cyr. Selon Roger Delaunais, cela se produit en 1885 (sic), à Mont-Joli, lors de sa tournée au Nouveau-Brunswick. (1, p.105 et 107) L’année est improbable, car cette tournée a lieu en 1883. (2, p.80) Louis Cyr est dans une situation précaire à ce moment, ayant été floué par son manager. Il ne fait escale qu’à Rimouski, entre deux trains, sans se produire. (2, p.80-81)

En 1885, il ne vient pas dans la région. (2, p. 101-105)

Il est plus plausible que la rencontre ait lieu en 1888 : « La tournée se prolongea (…), parfois en train, surtout dans l’est du Qc, entre Matane et Qc. » (2, p.120).

Elle pourrait avoir lieu en 1899, lorsque Louis Cyr entreprend une tournée du Québec avec le cirque Cyr-Barré ; « (…) le mois d’août se passa (…) aux avant-postes de la Gaspésie : à Rimouski, et de là à Sainte-Luce, Sainte-Flavie, Saint-Octave-de-Métis, Petit-Métis, (…). » (2, p. 289-290) Mont-Joli n’est pas mentionné dans cet itinéraire.

Ce serait Louis Cyr qui aurait demandé à voir Fabien, ayant eu vent de sa réputation d’homme fort, même hors du Québec. (1, p.105) --- « (…) D’expérience, Louis Cyr savait que le bouche à oreille opérait à merveille, surtout dans l’arrière-pays. » (2, p.119) Ce qui fonctionnait pour Louis Cyr devait bien fonctionner pour gonfler la réputation d’un Fabien !

Ce dernier accepte l’invitation, bien qu’intimidé. Fabien ne cherche pas à se mesurer au champion qui ne le défie pas.

Cyr lui présente ses haltères et divers instruments de prestation et ils jasent longuement. Puis, Louis Cyr déclare : « M. Jalbert, c’est la première fois que je serre une vraie main d’homme et aussi la première fois que je rencontre une main capable de me serrer. » (1, p. 105)

Il est certain que Louis Cyr a serré bien des mains d’hommes forts à la hauteur de la sienne dans sa carrière, mais qu’il ait flatté cet homme du peuple, terré dans l’arrière-pays appalachien, démontre son respect pour ce public qui l’adulait, pour ces hommes bâtisseurs du pays qui exerçaient les métiers de bûcheron, colon, débardeur, défricheur, journalier ou contremaître tout à la fois, propulsés par leur force physique.

Aucune trace de cette rencontre n’est relevée dans les Mémoires de Louis Cyr10, dans la biographie de Paul Ohl2 ou dans les journaux de l’époque11. Mais Fabien fut sûrement honoré d’avoir pu le rencontrer.

Cette légende familiale met en lumière ce qu’ont pu être ces boulés de village, qui s’arrachaient la vie via mille métiers, et qui croisèrent Louis Cyr durant ses innombrables démonstrations.

Fabien Jalbert vécut du 20 février 1829 au 25 août 192112, près de deux fois la longévité de Louis Cyr (1863-1912).

Hommage à eux !

 


1. DELAUNAIS, Roger, Valcourt-Jalbert. Les deux phénomènes de St-Gabriel-de-Rimouski, Montmagny, édition d’auteur, 1988, p. 81-118.

2. OHL, Paul, Louis Cyr, Val-d’Or, Libre Expression, 2e édition, 2013, 428 p.

3. Il ne signe pas son acte de mariage - voir Québec Généalogie, Fonds Drouin, Sainte-Luce, 5 juin 1848, https://www.genealogiequebec.com/membership/voir.aspx?id=H%3a%2fRegistres%2fQu%c3%a9bec%2fFonds+Drouin%2fSte%2fSte-Luce%2f1840%2f1848/d1p_17370026.jpg,  consulté le 2020-12-26, ni ses actes notariés conservés au Registre foncier du Québec, district de Rimouski et les greffes de notaires conservés par BANQ, à Québec et Rimouski, et se déclare illettré aux recensements de 1861, 1871, 1891, 1901, 1911, 1921

4. Barbarisme de bully

5. À cet effet, la recherche de sa présence dans les rôles de paie de l’Intercolonial est en attente de traitement depuis plusieurs mois par les Archives publiques du Canada : donc la présence de Fabien en tant qu’employé de l’Intercolonial reste à confirmer. Nous sommes en attente des recherches en lien avec cette ressource : https://recherche-collection-search.bac-lac.gc.ca/fra/accueil/notice?app=fonandcol&IdNumber=1579729, consulté le 08-07-2023

6. Fabien possèdera différents lots, surtout au 2e rang du fief Pachot. Durant la période concernée, il transige principalement sous le notaire Octave Martin, actes 585, 1048, 1179, 1749, BAnQ, https://numerique.banq.qc.ca/patrimoine/details/52327/3763766, consulté en 2020, 2021, 2022, 2023

7. Voir le plan du trajet : https://numerique.banq.qc.ca/patrimoine/details/52327/3142819, consulté le 26-06-2023

8. Expression signifiant qu’un cultivateur recommence à défricher une terre vierge; les anciens de Saint-Gabriel utilisent encore, en 2023, l’expression; saisie pour vente judicaire, publication dans La Gazette officielle du Québec, samedi 22 mai 1880, p.52 :  https://collections.banq.qc.ca/ark:/52327/2354545 , consulté le 07-06-2022; poursuite judicaire, BAnQ-Rimouski, Édouard O. Martin c. Fabien Jalbert, 12 mars 1880. Archives nationales à Rimouski, fonds de la Cour supérieure (TP11,S19,SS2,SSS1, no 1083), 15-06-2022

9. Cession par le gouvernement du Québec à la Municipalité de Saint-Gabriel de la responsabilité de l’entretien de la route Chauveau, Gazette officielle du Québec, samedi 10 mai 1879, p. 5, https://collections.banq.qc.ca/ark:/52327/2354489 , consulté le 15-01-2022

10. Les Mémoires de Louis Cyr ont été publiés par tranches hebdomadaires du 8 février au 14 novembre 1908 dans le journal La Presse – BAnQ, https://numerique.banq.qc.ca/patrimoine/details/52327/3213718, consulté le 17-07-2023

11. Ceux de la région de Rimouski : La Voix du Golfe, Le Courrier de Rimouski, le Nouvelliste de Rimouski, The Rimouski Star, L’Écho du Golfe, Le Journal de Rimouski, Le Progrès du Golfe et L’Écho du Bas-Saint-Laurent, certains sont dans les ressources numériques de BAnQ, d’autres en ligne dans d’autres banques de données, certains sont à consulter sur place à BAnQ-Montréal

12. Généalogie Québec, Fonds Drouin, BMS de L’Islet (naissance) et de Saint-Gabriel-de-Rimouski (décès) : https://www.genealogiequebec.com/membership/LAFRANCE/img/Tag/d1p_17401244.jpg,  consulté le 2020-12-20;  et https://www-genealogiequebec-com.ezproxy.longueuil.quebec/membership/voir.aspx?id=H%3a%2fRegistres%2fQu%c3%a9bec%2fFonds+Drouin%2fSt%2fSt-Gabriel%2fSt-Gabriel+(Rimouski)%2f1910%2f1911%2fd1p_17331340.jpg, consulté le 2022-02-17

13. L’année est citée par Roger Delaunais, mais elle est assurément erronée puisque Fabien, fils, est décédé le 11 mai 1911 - https://www.genealogiequebec.com/membership/fr/connolly, 2021-02-28

 

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