Métier ou profession d'ancêtre(s)

Textes publiés lors de la 1re édition du Concours "Mes ancêtres au bout de ma plume !" lors de la SNG 2023.
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« Peut-être que le frère de votre grand-père aura croisé certains de ces hommes… »0 dixit Maureen Searle (issus d'une correspondance)

Méchant Moineau

Par Claire Belzil

Société d'histoire et de généalogie de Matane

 

À Vimy en France, aujourd’hui, en haut d’une colline, la blancheur du monument surélève le lieu vers les cieux. Parmi les sculptures ornant ce monument, celle du « Canada en deuil »1 dépose son regard sur l’étendue de la plaine du champ de bataille où reposent les jeunes victimes canadiennes du 9 avril 1917.

Quelques jours avant ce 9 avril, par une soirée pluvieuse, dans un village voisin de Vimy, à Camblain l’Abbé, Abraham Belzil, un soldat, trempé, fatigué, débraillé, se réfugie dans une grange auprès d’un feu. Il se réchauffe. Il boit. La lueur du feu alerte le maire du village. Silence, calme et repos sont interrompus. Accompagné du maire, le caporal questionne, lui ordonne de se rhabiller. Mis aux arrêts, Abraham se met à chanter2.

Son nom ne figure pas sur les murs du monument. Est-ce par bravoure ou par lâcheté ?  Il est revenu au pays, mais non sans blessures.

Des blessures, il en avait à soigner avant même de partir pour cette guerre.

Un « Méchant moineau », avait dit de lui sa petite-nièce Lorraine, et d’ajouter, « il avait fait le tour du monde ». En effet, en 1896, il arrive à Halifax sur le S.S. Mongolian3 en provenance de Liverpool. En 1911, le navire Allianca4 accoste à New-York : Abraham revient de Cristobal au Panama. En 1912, de Sydney en Australie, en passant par Wellington en Nouvelle-Zélande et Papeete en Polynésie française, il débarque à Los Angeles5.

Lorsque ‘Méchant moineau’ traversait la frontière américaine, il était Américain, lorsqu’il traversait la frontière canadienne, il était Canadien. Il modifiait son lieu de naissance, sa date de naissance, pour se rajeunir ou se vieillir selon l’occasion et le besoin. Il se déclare célibataire lorsqu’encore marié et veuf avant même le décès de sa femme.

Au recensement américain de 1900, on apprend que la famille Belzil a immigré aux États-Unis en 1881. D’où venait-elle ? Et pourquoi émigrer ? On apprend aussi dans ce recensement que la famille demeure à Fall River, Massachusetts, que le père Robert a 59 ans, que la mère Démerise en a 56, qu’ensemble ils ont eu 15 enfants, mais que seuls 5 enfants sont encore vivants. Habitent avec eux leurs deux fils, Olivier, 16 ans, né au Michigan, Édouard, 12 ans, né au Massachusetts, ainsi que leur petit-fils Georges, 7 ans, né au Canada. Leur fille Émilia est à ce moment mariée et vit à Kankakee en Illinois6, Leur fils Norbert est quant à lui domestique sur la ferme des McClary à Ste-Edwige, dans le comté de Compton en Estrie7.

Et notre moineau d’Abraham ? Il se trouve aux Philippines où il participe à la guerre Américano-Philippines (1899-1902) sous le drapeau américain8.

Notre petit oiseau d’Abraham nait le 30 juillet 1873 à Rivière-Blanche, aujourd’hui St-Ulric. Autour du berceau se trouvent Joseph 8 ans, Émilia 5 ans, Appoline 4 ans et Georges 2 ans. Georges, le premier né et Marie-Élise, la troisième, vivent parmi les anges. Il est le septième de la famille, le troisième fils vivant et le premier à naître à Saint-Ulric. Trois autres enfants suivront, Norbert en 1875, Philomène en 1877 et Marie-Anne en 1879.

Abraham a presque 8 ans lorsque la famille quitte St-Ulric, au printemps de 1881, à destination de Muskegon au Michigan. Une distance de plus de 1800 km. À leur départ, 8 enfants âgés de 2 à 16 ans sont du voyage. Démerise est enceinte de son 11e enfant.

Gare de Ste-Flavie (Mont-Joli) vers 1880
https://numerique.banq.qc.ca/patrimoine

Quel train ont-ils pris ? Est-ce l’Intercolonial, inauguré le 1er juillet 1876 reliant Halifax à Rivière-du-Loup ? Ou bien Le petit local, baptisé ainsi par les habitants de St-Fabien9, premier tronçon entre Ste-Flavie et Rivière-du-Loup depuis août 1873 ? Se sont-ils arrêtés à St-Fabien et à Ste-Cécile-du-Bic saluer leur famille avant leur émigration ? Le couple s’étant marié à St-Fabien le 25 février 1862, la famille de Démerise, les Cimon, y demeure toujours, ainsi que celle de Robert, les Belzile, Gagnon ou Gagnon dit Belles-Isles, différents patronymes, tous de la même lignée.

Le train, fascinante machine, nouvel et gigantesque engin. Vibré au roulement du train pendant des heures, des jours, des nuits, Abraham y trouve sa passion. Partir, voir le printemps passer à l’été10, et découvrir cette mer intérieure de sable blanc du lac Michigan...

Muskegon ; ville portuaire, qui approvisionne toujours en bois la ville de Chicago, détruite lors de l’incendie d’octobre 187111. Tout est à reconstruire et construire. À Muskegon, Robert s’y rend pour travailler dans les moulins à scie, à la suite des fermetures des scieries de Ste-Cécile-du-Bic (vers 1870) et de St-Ulric (vers 1880).

 

8 ans plus tard, vers la fin des années 1880...

Robert et sa famille ont migré à Fall River au Massachusetts, Émilia a trouvé mari et Abraham a pris son envol. L’absence, l’éloignement, les distances ont estompé les liens familiaux. Abraham et sa famille suivent des voies parallèles, bien que celles-ci s’entrecroisent à l’occasion : en 1891, à St-Herménégilde sur la terre de 100 acres nouvellement acquise par Robert, le lot 4 du 10e rang, puis en 189612 et 189813 lorsqu’Abraham revient d’Angleterre. À l’automne 1898, à la suite du décès de son fils aîné Joseph14, Robert Belzil, vend sa terre et retourne à Fall River, avec ce qui lui reste de sa famille.

Le 21 septembre 1899, voilà que notre jeune moineau réapparait, paradant à South Framingham près de Boston parmi les « 28 beaux jeunes hommes»15 recrutés à Jamestown NY pour servir sous le drapeau américain aux Philippines.

Réseau en 1903
https://fr.wikipedia.org/wiki/Grand_Tronc#/media/Fichier:1903_Poor's_Grand_Trunk_Railway.jpg

De retour des Philippines en 1901, devenu l’aîné de la famille suite au décès de son frère Joseph et voulant prendre sa place dans la famille, Abraham rachète le lot 4 du 10e rang à St-Herménégilde. Puis, suite au mariage de son frère Norbert en septembre 1902, Abraham revend la terre. Et hop ! Voilà que notre bel oiseau convole en justes noces une semaine plus tard à Hamilton en Ohio. Sa colombine : Georgetta Hays16, une Américaine nés près de Jamestown, New York.

Après leur mariage, les tourtereaux demeurent à Suffolk en Virginie. Abraham travaille pour des compagnies de chemin de fer. En 1907, accompagné de Mme A. Belzil, notre oiseau migrateur d’Abraham est au Panama, à la construction du canal. Il est engagé par la Isthmian Canal Commission en tant que « Trainman » à 100$ par mois. Promu chauffeur de train pour un salaire de 199,50$ par mois, il quitte volontairement cet emploi en 191117.

En 1912, Abraham travaille pour A.T. & S. F. Ry. Co. à Fresno, puis à Los Angeles en Californie en tant que serre-frein puis aiguilleur. En 1914, en ce début de guerre, Abraham demeure à Niagara Falls, il est au service de The Welland Canal Force pour la protection du canal18.

 

Le train, le train... la passion qui l’épargnera du champ de bataille de la Der des Ders19...

En 1916, à 42 ans, marié, l’oiseau moqueur s’engage volontairement à la guerre. Il déclare être né en 1879, avoir 36 ans, se dit célibataire et, être « Brakeman » (serre-frein) de métier20.

Pourquoi partir à la guerre ? Pourquoi s’engager volontairement en ce début de 1916, à 42 ans ? Il semble que le mariage bat de l’aile depuis leur départ du Panama.

En 1916, dès son engagement dans le Corps expéditionnaire canadien, sa femme Georgetta, et ce, jusqu’à son décès en 1927, demeure en Virginie avec son beau-frère et se déclare veuve d’Abraham Belzil21.

Les métiers de cheminot, serre-frein, chauffeur et aiguilleur, exercés par notre méchant moineau, le font participer à la préparation de l’attaque pour la prise de la crête de Vimy en avril 191722. Selon Maureen Searle, conseillère municipale britannique à Mont Saint-Éloi, près de Camblain l’Abbé, il aurait été conducteur du train menant les hommes aux combats et aurait vu assez tôt les atrocités de cette guerre sur les hommes :

« Ci-joint le plan du rail que, peut-être, Abraham, le frère de votre grand-père, a utilisé.
A droite du mot CORPS vous trouverez Mont Saint Eloi.
A droite de Mont Saint Eloi, vous remarquerez une petite ligne rouge qui monte vers Camblain l’Abbé : c’était le petit train dont je vous avais parlé qui apportait les hommes vers le front ainsi que les munitions et ramenait les blessés. »

Il semble que notre moineau se soit très bien sorti de cette situation terrifiante et sans retour pour des milliers de canadiens, plus de 10 600 furent blessés, dont près de 3 600 mortellement23

Non, le nom d’Abraham Belzil ne figure pas sur le monument de la bataille de Vimy. Non, il n’y a pas participé jusqu’à la fin. Bravoure ? Lâcheté ? Ou plutôt de l’opportunisme...

Une blessure à la jambe difficile à guérir, atteint de surdité, il s’en est tiré. L’oiseau est revenu au pays, tout juste accueilli par sa famille. Au milieu des années 20, mon inspirant oiseau s’est envolé vers des latitudes plus clémentes, la Californie.

 

Par delà les frontières
Les prairies et la mer
Dans les grandes noirceurs
Sous le feu des chasseurs
Dans les mains de la mort
Il s'envole encore
Plus haut, plus haut
Le cœur est un oiseau
24

 

Cher Abraham,

Tel un pluvier Kildir25 tu m’auras bien eue. Je ne te cherchais pas, je cherchais Olivier, ton frère, mon grand-père. Grâce à toi, je connus ton histoire et celle de ta famille, l’histoire et les événements de ton époque. Tu n’as pas « fait l’histoire », tu as vécu l’histoire. Grâce à toi, j’ai recommencé à voyager. À Muskegon, j’y suis allée. À Camblai l’Abbé, Vimy, Arras, je m’y suis arrêtée. À Brocville, Port-Huron, j’y suis passée. À Jamestown, Suffolk, Fall River, j’irai.

Claire Belzil
Octobre 2023, St-Ulric
Sous le vol migrateur des oies blanches

 


0. Maureen Searle, conseillère municipale britannique à Mont Saint-Eloi

1. https://www.veterans.gc.ca/fra/remembrance/memorials/vimy

2. Témoin du 1er procès de la cour martial, p11/27 du dossier 649-B-33797
https://recherche-collection-search.bac-lac.gc.ca/eng/home/record?app=coumarwwi&IdNumber=5735&q=ABRAHAM

3. https://www.familysearch.org/ark:/61903/3:1:S3HY-65V7-32?i=3&cc=1823240&personaUrl=%2Fark%3A%2F61903%2F1%3A1%3A2Q9T-FPB

4. https://www.familysearch.org/ark:/61903/3:1:3Q9M-C9T3-1Q5Y-V?i=319&cc=1368704&personaUrl=%2Fark%3A%2F61903%2F1%3A1%3AJJKM-CM5

5. https://www.familysearch.org/ark:/61903/1:1:ZVMN-CTN2

6. https://www.familysearch.org/ark:/61903/3:1:S3HY-DZ2R-8Y i=14&personaUrl=%2Fark%3A%2F61903%2F1%3A1%3AMSWL-ZQH

7. Recensement canadien 1901, County Compton, St-Edwidge, page 14

8. Recensement américain 1900 - Military and Naval Population_Philippines Island

9. St-Fabien 1828-1978, Album Souvenir des fêtes du 150e, page 256

10. La famille de Robert Belzil et de Démerise Cimon apparaissent dans le recensement canadien de 1881 de St-Ulric sous le patronyme Belsille. Ils sont la 96e famille dans la 76e maison. Les recensements ont souvent  lieu en avril. Tout comme les ‘Voyageurs’ au XVIIIe siècle, les départs pour les Pays-d’en-Haut ne débutaient qu’en mai, après le dégel et la fonte des neiges. Les déménagements du 1er mai au XXe siècle ont poursuivi cette tradition. La première information de la famille Belzil est en juillet 1881 par le décès de trois enfants, Philomène 3 ans, Marie-Anne 2 ans et la nouvelle née Exemia 13 jours.

11. https://fr.wikipedia.org/wiki/Muskegon

12. https://www.familysearch.org/ark:/61903/3:1:33S7-9Y7R-ZFP?i=228&cc=1923995&personaUrl=%2Fark%3A%2F61903%2F1%3A1%3A236H-YZZ

13. https://www.familysearch.org/ark:/61903/3:1:33S7-9Y7R-ZFP?i=228&cc=1923995&personaUrl=%2Fark%3A%2F61903%2F1%3A1%3A236H-YZZ

14. Abraham devient par le décès de son frère Joseph, l’aîné de la famille.

15. Traduction personnel de ‘’ fine looking young fellows ‘’ The_Boston_Globe_Fri__Sep_22__1899

16. https://www.familysearch.org/ark:/61903/3:1:9392-SM8N-Q?i=200&cc=1614804&personaUrl=%2Fark%3A%2F61903%2F1%3A1%3AXZ17-FD8

17. Dossier d’Abraham Belzil, Panama Canal Commission, reçu des National Archives at St. Louis

18. Guarding Niagara : The Welland Canal Force 1914-1918, Lieutenant Colonel William A. Smy

19.« La Der des Ders » est une expression qui s'est forgée à la suite de la Première Guerre mondiale, qui signifie la « dernière des dernières (guerres) ».

20. https://canadiangreatwarproject.com/person.php?pid=172034

21. Huntington, West Virginia, City Directory, 1916 à 1926

22. https://www.veterans.gc.ca/fra/remembrance/wars-and-conflicts/first-world-war/battle-of-vimy-ridge

23. https://www.veterans.gc.ca/fra/remembrance/wars-and-conflicts/first-world-war/battle-of-vimy-ridge

24. Paroles de Richard Desjardins / Michel Cote

25. Oiseau de rivage, simulant une aile brisée pour détourner les prédateurs du nid.

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