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SEMAINE NATIONALE DE LA GÉNÉALOGIE
Du 18 au 25 novembre 2023                             

Joseph Lord (1716-1775), meunier de L’Île-aux-Coudres et fier Acadien

Le moulin à vent de L’Île-aux-Coudres construit en 1836.0

Joseph Lord (1716-1775), meunier de L’Île-aux-Coudres et fier Acadien

Hélène Lord

Société d'histoire de Montmagny

 

Le 15 avril 1775 à L’Île-aux-Coudres.

Je devrais plutôt dire entre L’Île-aux-Coudres et Baie-Saint-Paul. La mer nous a surpris et notre canot de bois a chaviré. Même si le fleuve est encore très dangereux et non praticable à cette période de l’année, mes deux compagnons et moi avons pris la chance de nous rendre à Baie-Saint-Paul pour aller chercher des vivres qui nous manquent cruellement après un long hiver isolé au beau milieu du Saint-Laurent. L’aller s’était pourtant assez bien déroulé, mais au retour, le vent a surgi sans avertissement et notre embarcation a chaviré parmi les glaces encore très présentes à cette période de l’année. J’ai perdu mes deux compagnons de vue; j’ai réussi tant bien que mal à revenir au canot renversé, malgré mes lourds habits détrempés. Je m’y suis accroché de toutes mes forces et j’ai crié à l’aide1. Je ne suis pas très loin de la rive de ma chère île, alors j’espère que quelqu’un m’a entendu. Mais, Dieu du ciel que l’eau est froide !

Je sens la présence de ma première épouse, Anne Blanchard, mon premier amour. Nous sommes nés tous les deux à Annapolis Royal, en Acadie, même si dans notre cœur, nous appelons encore notre village Port-Royal2. C’est au même endroit que nous avons uni nos vies en 17403. Peu de temps après, nous nous sommes installés à Chipoudy où sont nés nos quatre enfants4. Mais que se passe-t-il pour que je me remémore des souvenirs si lointains ? Suis-je en train de revivre ma vie ? Ce froid est si mordant, on dirait des aiguilles qui me transpercent la peau…

1755 et le Grand Dérangement… Les Anglais nous ont chassés de nos terres et mes frères et sœurs ont été dispersés avec leur famille; certains ont été déportés vers New York et la Caroline du Sud. Quelques-uns sont revenus dans la région après bien des années d’exil à errer pour se trouver un coin de pays, qu’ils n’ont pu trouver. Nous, nous avons décidé de nous cacher et de fuir à pied vers l’intérieur des terres5.Tu te rappelles Anne, notre petit Basile n’avait que quatre ans à ce moment-là. Nous n’avons jamais revu nos frères et sœurs après cette tragédie humaine. Les Anglais nous ont volé nos vies. Dans notre périple, nous avons dû nous débrouiller pour survivre dans la nature, malgré le froid. C’est à ce moment que je t’ai perdue; tu es morte dans mes bras, au milieu de nulle part. Nous n’avons pas pu t’offrir la sépulture que tu méritais et nous t’avons enterrée en creusant avec des roches un trou assez profond pour ne pas que les bêtes dévorent ton corps. Nous avons pleuré ensemble et prié pour le repos de ton âme, mais nous devions continuer notre route et je devais protéger nos enfants, coûte que coûte. Je suis certain que, de là-haut ma très chère Anne, tu as veillé sur nous6.

Nous sommes arrivés à Québec vers la fin de l’année 1757, du moins je le crois. Si tu nous avais vu Anne! Nous étions épuisés et n’avions que la peau et les os7.  Les gens de Québec nous ont accueillis du mieux qu’ils ont pu. Notre petit Basile est décédé le 9 janvier 1758, probablement de la variole, comme tant d’autres Acadiens. Je me suis assuré que le curé Récher indique ton nom dans la marge de l’acte de sépulture 8; Basile était NOTRE fils.  Je sais que tu l’as accueilli et qu’il est près de toi.

Ma très chère Anne, il faut que je t’avoue aussi qu’en septembre 1759, j’ai troqué ma bêche et ma hache pour un fusil en participant à la bataille des Plaines d’Abraham à Québec. Comment aurais-je pu résister à aider mes nouveaux compatriotes contre les Anglais qui menaçaient d’envahir leur territoire? Le souvenir de la douleur de notre propre exil était encore frais à ma mémoire et je ne pouvais passer à côté de cette occasion. Je me suis donc enrôlé en tant que milicien avec notre fils Joseph et j’ai bien veillé sur lui. Heureusement, nous n’avons pas été blessés, mais nous avons perdu la bataille 9. Cependant, contrairement à nous en Acadie, il n’y a pas eu de déportation. Nous avons appris peu à peu à vivre avec la présence des Anglais, à respirer le même air qu’eux et à cohabiter ensemble malgré nos différents.

Est-ce que tu m’en veux de m’être remarié en 1760 avec Judith Pitre, Acadienne elle aussi et veuve de René Boudreau ? Ensemble, nous avons soigné nos plaies du Grand Dérangement 10. Nous nous sommes installés à Saint-Joachim, sur la Côte-de-Beaupré et elle m’a donné deux beaux enfants11. Il fait de plus en plus froid, je ne sens plus mes jambes…

En 1765, ces messieurs du Séminaire de Québec m’ont demandé d’être le meunier du nouveau moulin de l’Île-aux-Coudres. Voyant enfin la chance me sourire, j’ai accepté avec joie de relever ce nouveau défi, même si j’étais à l’aube de la cinquantaine. Comme tu le sais Anne, le métier de meunier est très important au sein d’une paroisse; son bon travail assure la survie de ses concitoyens en remplissant leurs greniers d’une excellente farine. Je me suis donné corps et âme pour bien accomplir mes tâches. Je me suis impliqué dans ma communauté et je crois sincèrement avoir été apprécié des insulaires. Cela fait maintenant dix ans que je fais cet honorable métier et j’en suis très heureux12. Mais voilà que je ne pense qu’au passé, comme si je n’avais plus d’avenir…

Je ne sens presque plus mon corps, même si je suis bien agrippé au canot renversé. J’ai de vagues échos de voix humaines qui me disent de tenir bon, qu’ils arrivent. Cependant, j’ai encore juste assez de lucidité pour savoir que les embarcations sont encore en hivernage et qu’elles sont remisées en cale sèche assez loin de la rive 13. Je crois sincèrement que mon heure est arrivée. Ma très chère Anne, mon corps est gelé, mais ta main est chaude; merci de me faire une place là-haut, à tes côtés.

 

Les sauveteurs sont enfin arrivés au canot chaviré et ont décroché le corps inerte de Joseph Lord, meunier de L’Île-aux-Coudres. Son corps fut inhumé dans le cimetière de la paroisse deux jours plus tard, soit le 17 avril 1775 14..  L’acte de sépulture signé par l’abbé Berthiaume mentionne :

« …le corps de Joseph Lor, meunier de l’Île-aux-Coudres qui s’est noyé en traversant de l’abbaye St-Paul le quinzième jour du dit mois…conjointement avec deux autres jeunes gens s’avoir Joseph-Marie Tremblay, fils de Joseph et Marguerite Bouchard, et Louis Tremblay, fils aîné de Louis Tremblay et Marie Demeule, dont les corps n’ont pas encore été retrouvés, témoignage de ce funeste accident. (Requiescat in pace)» 15.

Pierre Lord (1749-1818), fils de Joseph Lord et d’Anne Blanchard, se mariera trois fois et ses épouses, Émérence Savard (1757-1790), Marguerite-Louise Lajus (1763-1792) et Marie-Louise Dubé (1764-1842), lui donneront en tout vingt enfants, dont seize atteindront l’âge adulte 16. Il sera le premier portant le patronyme Lord à s’implanter sur la Côte-du-Sud, soit à Saint-Roch-des-Aulnaies. Parmi ses descendants, on retrouve les fondateurs de la paroisse de Saint-Cyrille-de-Lessard.

Je représente la dixième génération des Lord en Amérique. Je suis descendante de Ludovic, Wilbrod, Zéphirin, Anicet, Guillaume, Pierre, Joseph, Alexandre et Julien Lord dit Lamontagne, premier digne représentant de ce nom en Amérique.

Guidés par leur foi et leur instinct de survie, nos ancêtres ont dû affronter de dures épreuves, mais n’ont pas baissé les bras. Il est de notre devoir de mettre en valeur leur parcours héroïque.

 

0Huile sur toile peinte par ma mère, Georgette Marquis, d’après l’une de mes photos. Ce moulin a été construit en 1836 en récupérant certains matériaux du premier moulin à vent de l’île, celui-là même où a œuvré Joseph Lord entre 1765 et 1775. Ce moulin avait été érigé en 1762 puis démoli en 1830.
https://www.patrimoine-culturel.gouv.qc.ca/rpcq/detail.do?methode=consulter&id=92883&type=bien

1. Histoire de l’île-aux-Coudres, depuis son établissement jusqu’à nos jours, l’abbé Alexis Mailloux, p. 74-75. La compagnie de lithographie Burland-Desbarats 1879. https://numerique.banq.qc.ca/patrimoine/details/52327/2022931

2On rencontre au fil du temps le patronyme écrit de différentes façons : Lor, Lore, Lorre, Laur, Laure. J’utilise dans ce texte la version contemporaine, soit Lord.

3Actes de baptême Joseph Lord et d’Anne Blanchard; acte de mariage de Joseph Lord et d’Anne Blanchard
https://archives.novascotia.ca/acadian/archives/?ID=628&Language=French<
https://archives.novascotia.ca/acadian/archives/?ID=849&Language=French
https://archives.novascotia.ca/acadian/archives/?ID=2401&Language=French

4La descendance de Julien Laure-Lord, par Sylvain Lord ISBN 2-9805977-0-8, p. 31

5La descendance de Julien Laure-Lord, par Sylvain Lord ISBN 2-9805977-0-8, p. 24

6. Aucun acte de sépulture d’Anne Blanchard n’a été retrouvé. Elle est fort probablement décédée durant l’exil, entre l’automne 1755 et la sépulture de son fils Basile en janvier 1758, où elle est mentionnée comme défunte Anne Blanchard.

7. La descendance de Julien Laure-Lord, par Sylvain Lord ISBN 2-9805977-0-8, p. 15

8. Registres paroissiaux de la paroisse de Notre-Dame-de-Québec 1757-1759, image 136 de 259.
https://www.familysearch.org/ark:/61903/3:1:3QS7-L99Q-MK7X?i=135&wc=HC3D-ZNL%3A17585101%2C19508101%2C26879601&cc=1321742

9. Les réfugiés acadiens en Nouvelle-France, 1755-1763, André-Carl Vachon, Mémoire présenté à l’Université du Québec à Trois-Rivières, JUIN 2018, p 150 du document.
https://depot-e.uqtr.ca/id/eprint/8497/1/032072632.pdf

10. Registres paroissiaux de la paroisse Saint-Joachim, 1725-1784, images 85 et 86 de 292.  
https://www.familysearch.org/ark:/61903/3:1:3QS7-L99Q-3ZRZ?i=84&wc=HC49-7M9%3A21270201%2C21270202%2C22003701&cc=1321742

11. La descendance de Julien Laure-Lord, par Sylvain Lord ISBN 2-9805977-0-8, p. 31

12. Histoire de l’île-aux-Coudres, depuis son établissement jusqu’à nos jours, l’abbé Alexis Mailloux, p. 74-75. La compagnie de lithographie Burland-Desbarats 1879.
href="https://numerique.banq.qc.ca/patrimoine/details/52327/2022931">https://numerique.banq.qc.ca/patrimoine/details/52327/2022931

13. Histoire de l’île-aux-Coudres, depuis son établissement jusqu’à nos jours, l’abbé Alexis Mailloux, p. 74-75. La compagnie de lithographie Burland-Desbarats 1879.
https://numerique.banq.qc.ca/patrimoine/details/52327/2022931

14. Histoire de l’île-aux-Coudres, depuis son établissement jusqu’à nos jours, l’abbé Alexis Mailloux, p. 74-75. La compagnie de lithographie Burland-Desbarats 1879.
https://numerique.banq.qc.ca/patrimoine/details/52327/2022931

15. Registres paroissiaux de la paroisse Saint-Louis de l’Isle-aux-Coudres 1741-1796, image 122 de 651.
https://www.familysearch.org/ark:/61903/3:1:3QSQ-G99Q-39JG-T?i=121&wc=HC6Q-7M9%3A21622301%2C21622302%2C21992701&cc=1321742

16. La descendance de Julien Laure-Lord, par Sylvain Lord ISBN 2-9805977-0-8, p. 178 et 179

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