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SEMAINE NATIONALE DE LA GÉNÉALOGIE
Du 18 au 25 novembre 2023                             

Le rêve américain

Trois générations de descendants de Jacques Charbonneau devant la maison du rang basse-double

Le rêve américain

Ginette Charbonneau

Société de généalogie et d'histoire de Saint-Eustache

 

Le texte qui suit lèvera le voile sur un pan de la vie de mon arrière-arrière-grand-père, Jacques Charbonneau, descendant direct d’Olivier Charbonneau et Marie Garnier, partis de La Rochelle en 1659 pour s’établir à Montréal. Jacques naquit à Saint-Ours, paroisse située sur la rive du Richelieu, le 9 janvier 1832, de l’union de Jean-Baptiste Charbonneau et Marie Gendron1. Mais voici qu’à l’instar de nombreux Canadiens français de son époque, il décida d’aller tenter sa chance aux États-Unis, entraînant dans son aventure la majeure partie de sa famille. Or, si ce déracinement ne dura que quelques années et se conclut par un retour au Québec, il fut sans doute lourd de conséquences et mérite d’être relaté. Pour ce faire, j’ai choisi de céder la parole à Jacques qui nous racontera lui-même son histoire. Il me reste à espérer que les mots que je mettrai dans sa bouche correspondront le plus fidèlement possible à la réalité qui fut la sienne !

 

            Mon nom est Jacques Charbonneau. Sous la tutelle ferme mais bienveillante de nos parents, mon frère Jean-Baptiste, mes huit petites sœurs et moi-même vivons une existence sans histoire au sein d’une famille où entraide et solidarité sont les mots d’ordre. Mon père étant journalier, nous ne vivons guère dans l’opulence et le lendemain est souvent fait d’incertitude. Voilà pourquoi je souhaite un jour posséder en propre une terre à cultiver, où bâtir maison, et où moi et les miens pourrons vivre à l’abri du besoin. Mais en attendant que ce vœu se réalise, bien de l’eau coulera sous les ponts...  

            L’année de mes cinq ans restera à jamais gravée dans ma mémoire. À l’automne de 1837, les réunions partisanes, la montée des affrontements et la cuisante défaite des Patriotes à Saint-Charles, puis à Saint-Eustache, provoquent crainte et insécurité chez les adultes qui en discutent à voix basse, le soir venu. Ils ne se doutent point que mon frère Jean-Baptiste et moi, blottis sur notre paillasse, les écoutons. Et si, vu notre jeune âge, le sens de leurs paroles demeure obscur, l’inquiétude émanant de leurs chuchotements se loge insidieusement dans nos têtes. Mais malgré l’instabilité du contexte politique, la vie suit son cours, au rythme des saisons. Nous grandissons, et Jean-Baptiste et moi nous préparons à voler de nos propres ailes. Ainsi, en janvier 18542, mon frère épouse Philomène Guertin et, en juillet suivant3, je pars à mon tour et convole avec Domitilde Martin. Unis pour le meilleur et pour le pire, nous ne manquerons ni de courage, ni d’audace !

            C’est à Saint-Ours, où habitent nos familles respectives, que ma femme et moi entamons notre vie commune. Le 1er septembre 18554, nous faisons baptiser notre premier enfant, une petite fille que nous prénommons Domitilde, comme sa maman. Les temps sont durs et nous peinons à joindre les deux bouts. Comme il en va de même pour mon frère Jean-Baptiste, nous nous surprenons de plus en plus souvent à discuter d’un futur qui semble bien sombre. Pourquoi ce pessimisme, me direz-vous ? C’est que les politiques restrictives entravant l’accès à l’acquisition de terres – des terres dont le rendement est d’ailleurs en nette diminution, vu la culture intensive dont elles furent l’objet depuis si longtemps5 ! – nous enlèvent toute perspective de satisfaire à nos ambitions. Ainsi, quand un recruteur venu de l’état du Rhode Island, aux États-Unis, arrive à Saint-Ours, nous portons – en dépit d’une certaine méfiance – attention à ses propos. Affable et compétent, l’homme nous explique que les emplois abondent au sud de la frontière et qu’ils constituent une occasion en or pour les vaillants Canadiens français, réputés pour avoir le cœur à l’ouvrage, de se sortir du marasme dans lequel ils se trouvent. Nous assurant qu’il n’est pas nécessaire de parler l’anglais, vu la présence importante de gens de chez nous, il insiste sur le fait que des prêtres catholiques y sont installés à demeure, permettant aux fidèles d’honorer leurs pieuses obligations.  

            D’abord hésitants – d’autant plus que les autorités politiques et religieuses de notre pays s’opposent vivement à cet exil d’un nombre grandissant de Canadiens – nous réalisons que c’est peut-être une chance inespérée d’améliorer notre sort. Par conséquent, stimulés par notre motivation commune, mon frère et moi décidons de ne pas la laisser passer. Après tout, ce ne sont ni les curés, ni les politiciens, malgré le respect qu’on leur doit, qui ont à nourrir nos familles ! Et c’est ainsi, qu’après avoir persuadé notre père et notre mère de nous accompagner avec nos sœurs, nous ramassons nos maigres possessions et prenons la route des États-Unis avec autant d’espoirs que d’appréhensions.

            C’est dans la petite ville de Cumberland, état du Rhode Island, que nous nous établissons.  Réunis sous un même toit, nous serons pendant quelques années trois générations de Charbonneau à y cohabiter, chacun participant, selon son âge, son sexe et ses aptitudes, à la subsistance du clan. Mon père œuvre donc en tant que journalier, comme il le faisait à Saint-Ours; mon frère est embauché comme ouvrier dans un moulin à scie; mes sœurs Hermine et Philomène deviennent tisseuses, tandis que moi, je me fais journalier agricole. Ces précieux renseignements nous concernant ont dument été notés par le recenseur qui vint frapper à notre porte, en juin 1860, lors du dénombrement fédéral6.Pauvre lui, quelle misère il eut à nous comprendre, lui qui ne parlait que l’anglais ! Et comme aucun d’entre nous ne savait écrire, il nous fut impossible d’épeler nos noms et prénoms. Il en résulta que notre beau patronyme Charbonneau devint Sherberner, méprise dont nous ne fûmes bien entendu nullement conscients et qui sommeilla dans les archives jusqu’à ce que certains de nos descendants – curieux de la vie de leurs ancêtres – ne décident d’aller y jeter un coup d’œil.

            Les conditions de travail sont harassantes, les contremaitres exigeants et si nos modestes emplois nous permettent de mettre du pain sur la table, nous ne pouvons raisonnablement entrevoir à court ou moyen terme l’amélioration de notre situation. Malgré tout, pendant quelques années, nous tenons bon et nous efforçons de nous accoutumer à cette vie si différente de celle que nous avons jadis connue. Quant à la famille déjà nombreuse, elle s’accroit avec la naissance d’Agnès, fille de mon frère, en 18587, et celle de ma petite Prudence en 18608.. Et il n’est de journée qui passe sans que Jean-Baptiste et moi nous demandions ce que sera la vie de ces enfants dont le sort est entre nos mains. Désillusionnés, nous envisageons même de jeter l’éponge et de rentrer chez nous… Qu’arrive-t-il donc à notre rêve américain, en lequel nous avions fondé tant d’espoir ?

            C’est alors que des événements indépendants de notre volonté vont venir donner le coup de grâce à nos convictions déjà chancelantes quant à  notre statut d’exilés et renforcer la tentation de retour au Canada. En effet, des échos des divergences d’opinions et vives discussions entre les états du nord et du sud, à propos de l’esclavage, parviennent jusqu’à nous. Les passions s’échauffent partout dans le pays, le fossé se creuse entre Nordistes et Sudistes qui lèvent, chacun de leur côté, des armées. Selon plusieurs, la guerre est inévitable, voire imminente. Par conséquent, nous préférons quitter, pendant qu’il en est encore temps, ce pays qui nous est devenu inhospitalier. Ainsi, après avoir plié bagage, nous rentrons chez nous, à Saint-Ours, où nait mon fils Pierre en juin 18629. Nous reprenons alors notre vie où nous l’avions laissée. Puis, à mon plus grand bonheur, j’obtiens enfin une concession de terre sur le rang Basse-Double, à Saint-Jude10, à une douzaine de kilomètres de Saint-Ours. Et c’est sur cette terre que j’érige une petite maison de bois où naitront, entre 1863 et 187511, mes sept autres enfants. Mon rêve de posséder une terre bien à moi, dans laquelle pourraient s’ancrer solidement mes racines, s’est réalisé. Et c’est sur cette terre que je terminai ma vie en 191212, après avoir fièrement passé le flambeau à mon fils Pierre, né en sol canadien. Quant à ma femme, Domitilde, elle décéda en 191413 et fut inhumée près de moi, dans le cimetière paroissial de Saint-Jude. Le croirez-vous ? L’humble maison de bois, que j’ai bâtie sur ce rang Basse-Double, a su défier le temps et, malgré les nécessaires modifications et agrandissements, elle est toujours là, témoin d’un passé révolu.

 

Bien sûr, ce récit fait place dans une certaine mesure à l’imagination, puisque les sentiments, opinions et autres éléments intangibles relatés par Jacques sont le fruit de mon interprétation personnelle. En fait, ces sentiments, opinions et autres éléments intangibles auront servi à combler les vides laissés entre les événements bien réels et retraçables dans les archives que sont les baptêmes, mariages, sépultures et recensements. Or, si l’on peut, sans grand risque d’erreur, adhérer à l’idée que le départ de Jacques pour les États-Unis fut justifié par une ambition de vie meilleure, l’on ne peut que présumer de la raison de son retour en terre canadienne. Cependant, la thèse de la crainte de la guerre de Sécession, qui frappa les États-Unis entre 1861 et 1865, reste plausible et aura probablement compté dans cette décision. En guise de conclusion, mentionnons que trois des filles de Jacques Charbonneau et Domitilde Martin s’établirent à des dates indéterminées aux États-Unis, avec leurs époux respectifs. Et c’est là qu’elles décédèrent : Catherine à Woonsocket, Rhode Island, en 192514; Prudence à Ware, Massachusetts, en 194515; et Délia à Lincoln, Rhode Island, en 195516. Est-ce la difficulté à gagner adéquatement leur vie au Québec qui aura incité ces trois femmes à quitter leur pays avec les leurs ? Fort probablement. Mais peut-être auront-elles aussi été influencées par les récits du rêve américain de leurs parents, rêve qui aura tourné court, certes, mais rêve tout de même fait d’un espoir de vie meilleure.

 


1. Archives de la paroisse de l’Immaculée-Conception de Saint-Ours, Registre des baptêmes, mariages et sépultures, 9 janvier 1832, baptême de Jacques Charbonneau, folio 2, baptême no 6.

2. Ibid., 17 janvier 1854, mariage de Jean-Baptiste Charbonneau et Philomène Guertin, folio 2, mariage no 2

3. Ibid, 24 juillet 1854, mariage de Jacques Charbonneau et Domitilde Martin, folio 20

4. Ibid., 1er septembre 1855, baptême de Domitilde Charbonneau, folio 23, baptême no 107

5. Source de documentation : ROBY, Yves et al., L’émigration canadienne-française vers la Nouvelle-Angleterre, 1840-1930, La francophonie nord-américaine, Les Presses de l’Université Laval, 2013, p. 126

6. Ancestry.com, Recensement fédéral des États-Unis de 1860, État du Rhode Island, Comté de Providence, Ville de Cumberland, bobine M653, p. 106, film de la bibliothèque généalogique 805205.

7. Ibid., Agnès, fille de Jean-Baptiste Charbonneau, est dite âgée de deux ans au recensement de juin 1860.

8. Ibid., Prudence, fille de Jacques Charbonneau, est dite âgée de deux mois au recensement de juin 1860.

9. Archives de la paroisse de l’Immaculée-Conception de Saint-Ours, Registre des baptêmes, mariages et sépultures, 2 juin 1862, baptême de Pierre Charbonneau, baptême no 63.

10. GIROUARD, Raymond, Histoire de Saint-Jude, Document maskoutain no 23, 1997, Plan du rang des 48, côté nord de la concession Salvail, rang Bas-Salvail, rang Basse-double et rang Michaudville vers 1877.

11. BMS2000.com, Archives de la paroisse Saint-Jude, Registre des baptêmes, mariages, sépultures, baptêmes de Catherine Charbonneau, 25 novembre 1865, Alfred 18 janvier 1866, Rose-de-Lima (Délia) 19 novembre 1867, Philomène 14 février 1869, Pierre-Vertume 8 septembre 1870, Emma 10 novembre 1872, Célina 20 avril 1875.

12. Ibid., 10 mai 1912, sépulture de Jacques Charbonneau.

13. Ibid., 7 novembre 1914, sépulture de Domitilde Martin.

14. Ancestry.ca, 27 octobre 1925, sépulture de Catherine Charbonneau, épouse de Joseph Bérard, Woonsocket, Rhode Island, États-Unis.

15. Ibid., 1945, décès de Prudence Charbonneau, épouse de Charles Demers (Dumais), Ware, Massachusetts, États-Unis.

16. Ibid., 1955, décès de Délia Charbonneau, épouse de Hector Langevin, Lincoln, Rhode Island, États-Unis.

 

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