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SEMAINE NATIONALE DE LA GÉNÉALOGIE
Du 18 au 25 novembre 2023                             

Joseph Thiffault (1702-1787), voyageur

Jean-Baptiste Adhémar dit Saint-Martin | 1714-1754 | BAnQ Vieux-Montréal

Joseph Thiffault (1702-1787), voyageur

Christine Thiffault

Les Tifault d'Amérique

 

Mon ancêtre, Joseph Thiffault1, était voyageur et a participé à la traite des fourrures en Nouvelle-France, essentielle à la colonisation européenne en Amérique du Nord. J’ai voulu en savoir plus sur cette vie nomade, rustique et mythique. Vivait-il vraiment « au fond d’un canot, le nez au vent, ivre d’aventure »2 ? Comment a-t-il conjugué sa vie d’aventurier et sa vie familiale auprès de mon aïeule, Josephte Baribeau, et leurs dix enfants? Levons le voile sur l’expérience d’un voyageur au 18e siècle.

Fils de Jacques Thiffault, nouveau colon venu de France, et de Marie-Anne Lécuyer, fille de pionniers déjà établis au pays, Claude Jean Joseph Thiffault est baptisé le 12 décembre 1702 à Batiscan3. Son parrain est Claude François Joseph de Gray, fils de feu Louis Joseph de Gray, capitaine d’une compagnie de la marine au Canada. Sa marraine est Jeanne Lemoine. De tous ses prénoms, « Joseph » devient son prénom usuel.

Joseph grandit au bord de la rivière Batiscan, affluent du fleuve Saint-Laurent, à l’est de Trois-Rivières. À l’époque coloniale, ce territoire amérindien est découpé selon le régime seigneurial. En 1639, la seigneurie de Batiscan est concédée aux Pères Jésuites4. Jacques Thiffault, père de Joseph, obtient officiellement sa concession le 26 octobre 17105, mais la famille habite probablement la terre depuis déjà plusieurs années. Cette terre agricole est située aux limites actuelles de Batiscan et de Sainte-Geneviève-de-Batiscan.

Joseph vit auprès de ses parents. Il est le septième enfant du couple qui en aura douze. Il a cinq frères et six sœurs. Huit des douze enfants vivront jusqu’à l’âge adulte et se marieront. Sa sœur aînée, Marie Madeleine, ira s’établir à Sainte-Anne-de-la-Pérade avec son époux, Jacques Rocheleau. Les autres s’établiront le long de la rivière Batiscan comme leurs parents. Ses frères aînés, Antoine et Damien, obtiendront chacun une concession de terre le 2 décembre 1711 à l’âge de 21 et 19 ans6. Son frère Jacques achètera la sienne le 8 août 1717 à 20 ans7. Lorsqu’il atteint la vingtaine à son tour, Joseph devient plutôt voyageur. Il fait partie du 30 % de la population masculine des seigneuries de la rive nord avoisinant Trois-Rivières, ayant fait au moins un voyage dans l’Ouest8.

Le terme « voyageur » désigne les engagés auprès des marchands détenteurs de permis de traite. Il est utilisé en opposition au terme « coureur des bois » qui désigne les traiteurs indépendants, y compris ceux qui commerçaient illégalement, sans permis9.

Selon le généalogiste et historien René Jetté, Joseph aurait fait un voyage dans l’Ouest en 172510. On retrouve, en effet, un contrat d’engagement au nom de Joseph Thiffault dans les minutes du notaire Jean Baptiste Adhémar de Ville-Marie (Montréal)11. Même si aucun apparenté univoque (père, mère ou épouse) n’est mentionné dans le document, on peut conclure qu’il s’agit bien de mon ancêtre, puisqu’aucun autre Joseph Thiffault n’est connu à cette époque à Batiscan, voire dans toute la Nouvelle-France.

Ainsi, le 8 mai 1725, Joseph Thiffault de Batiscan s’engage volontairement auprès de Claude Caron et Philippe Leduc pour mener un canot de marchandises jusque dans les « pays d’en haut » et d’en revenir avec un canot chargé de pelleteries (peaux dont on fait des fourrures). Le terme « pays d’en haut » désigne les régions où les voyageurs étaient envoyés pour la traite des fourrures et il a évolué au fil du temps, suivant le rayon d’action de cette traite. « Dans les débuts de la Nouvelle-France, ce terme désignait la région située au nord du Saint-Laurent […], et à l’ouest de Montréal jusqu’à l’Ontario […]. À la fin du 17e siècle, le terme devint communément utilisé pour désigner le territoire de la traite des fourrures situé essentiellement autour des Grands Lacs. »12 En plus d’être nourri, Joseph reçoit des gages qui s’élèvent à 150 livres de France et qui lui sont payés en castors et pelleterie à son retour à Montréal. Il a également droit à une « paire de mitasses » (jambières de peau ou d'étoffe qui couvrent en partie ou complètement la jambe13) et un « brayet » (culotte courte faite de drap épais et renforcée de cuir au siège et aux genoux14). Illettré, Joseph n’est pas en mesure de signer son contrat.

La vie d’un voyageur est difficile. D’abord, la navigation est périlleuse. Les hommes voyagent dans un canot d’écorce. Dans les années 1720, chaque embarcation compte environ cinq hommes15. Mille dangers les guettent : contre-courants, remous, rapides, rochers et chicots (troncs d’arbre immergés et pris au fond dont l’une des extrémités pointe à la surface). Les portages sont faits au prix d’efforts physiques intenses : on hisse les embarcations sur la rive, on décharge les ballots et on porte le canot à travers les bois en empruntant des chemins escarpés le long des rives16. On effectue les portages pour passer les rapides, les sauts et les cascades, mais aussi pour passer d’une rivière ou d’un lac à l’autre. Il faut apprendre à manier l’aviron avec force et constance, sans se fatiguer inutilement. Il faut également avironner en cadence avec les autres membres de l’équipage. Chacun vit dans l’inconfort, dormant à même le sol, sous le canot, en compagnie de moustiques voraces, dans des territoires peuplés d’animaux sauvages. Les voyageurs endurent le froid glacial, au printemps et à l’automne, et les grandes chaleurs, l’été. Ils sont exposés aux averses et aux orages. Ils subissent la faim, les accidents, les blessures et les maladies. Mais en même temps, leur métier est valorisé. Le voyageur est considéré comme un travailleur compétent, hautement qualifié, « effectuant des tâches qui exigent de l’organisation, des aptitudes, de la ressource et de la dextérité. »17 On louange sa force, sa bravoure et son savoir-faire. De plus, il vit dans un environnement moins structuré que dans la vallée du Saint-Laurent offrant une certaine forme de liberté.

Le 2 août 1727, on retrouve à nouveau Joseph Thiffault à l’étude du notaire Adhémar à Montréal où il s’engage pour un an auprès de Monsieur De Villiers et ses associés.18 Cette fois-ci, il s’engage pour aller dans les pays d’en haut, spécialement à la rivière Saint-Joseph (au Michigan), y hiverner et en redescendre l’année suivante (donc en 1728) moyennant 250 livres en castors et peau de chevreuil. Le fort Saint-Joseph était l’un des postes de traite de l’Ouest des plus importants après ceux de Michillimakinac et de Détroit19.

De travailleur saisonnier, surnommé mangeur de lard20, pour son premier contrat en 1725, Joseph devient hivernant ou homme du nord, en 1727-1728. « À mesure que les voyageurs passaient de leurs foyers du Canada français aux terres amérindiennes de l’intérieur, ils subissaient des transformations continuelles d’identité et d’association culturelle. »21 Leurs comportements sont influencés par leur lieu de travail en pleine nature, à vivre dans un groupe temporaire exclusivement masculin, dans une grande proximité et dans une relation de maître/engagés. Les voyageurs s’adaptent également à la société amérindienne qu’ils côtoient afin de survivre aux rudes conditions de vie. « Ils mangeaient de la nourriture autochtone, revêtaient des vêtements amérindiens et utilisaient des outils amérindiens en plus des leurs. »22 Néanmoins, leur identité demeure canadienne-française par leur langue française, leurs chansons françaises qui rythment la cadence au travail, leurs rites catholiques et leurs valeurs chrétiennes acquises dans leurs foyers de la vallée laurentienne.

L’attrait de l’aventure, le sentiment de liberté et la possibilité de se construire une identité sont sûrement des raisons qui ont poussé de nombreux hommes à travailler comme voyageur, malgré le risque et les difficultés, mais la traite des fourrures est aussi un moyen de gagner un peu plus d’argent. Ainsi, être voyageur n’exclut pas de devenir agriculteur. S’exiler quelque temps peut faire partie d’une stratégie pour accumuler le capital nécessaire afin de s’établir et de fonder une famille. Ce qui semble avoir été le cas de Joseph qui est par la suite devenu « habitant ».

C’est le 4 avril 1731 que Joseph Thiffault prend pour épouse Josephte Baribeau à Batiscan23. Née le 18 février 1709, elle est la fille de feu Jean Baribeau et de feue Marguerite Cossette24. Selon l’ouvrage de Janine Trépanier-Massicotte, le couple est parmi les pionniers du canton Rivière-des-Envies.25 On peut suivre leurs transactions foncières dans les archives notariales dès 173326, jusqu’à l’achat d’une terre située à la rivière des Envies le 8 novembre 174927.

De leur union naissent dix enfants. Six de ceux-ci atteignent la majorité et se marient à leur tour. Joseph a 29 ans à la naissance de son premier fils, Joseph28. Il a 47 ans à la naissance de son dernier enfant, Marie Louise Isabelle, née le 15 août 174829.

Le métier d’agriculteur est exigeant lui aussi. Il faut composer avec le pénible travail de la terre, suivant les aléas de la météo et le rythme des saisons. Malgré tout, Joseph mène une longue vie. Il s’éteint le 1er février 1787, à l’âge de 84 ans. Il est inhumé deux jours plus tard, soit le 3 février, à Saint-Stanislas30. Il a su conjuguer une existence aventurière et une vie familiale bien remplie.

 


1. La graphie de mon nom de famille varie d’un document à l’autre, au gré des rédacteurs. Elle a été standardisée pour « Thiffault » pour les besoins de cet article.

2. Lionel Groulx, Notre grande aventure : l’empire français en Amérique du Nord, Bibliothèque québécoise, 1990, p. 228

3. Batiscan, Saint-François-Xavier, 1702, B, Claude Jean Joseph Tifault : Généalogie Québec, Registres du Fonds Drouin, 19 janvier 2012 (d1p_1145c0247.jpg).

4. Philippe Jarnoux, « La colonisation de la seigneurie de Batiscan aux 17e et 18e siècles : l’espace et les hommes », Revue d’histoire de l’Amérique française, vol. 40, no 2, 1986, p. 163-191, p. 173

5. Greffe d’Étienne Véron de Grandmesnil.

6. Greffe de Daniel Normandin.

7. Greffe de François Trottain dit Saint-Seürin.

8. Louise Dechêne, Habitants et marchands de Montréal au XVIIe siècle, Plon, 1974, 588 p., p. 221.

9. Carolyn Podruchny, Les voyageurs et leur monde : Voyageurs et traiteurs de fourrures en Amérique du Nord, traduit de l’anglais par Anne-Hélène Kerbiriou, Les Presses de l’Université Laval, 2009, p. XI.

10. Dictionnaire généalogique des familles du Québec des origines à 1730, René Jetté avec la collaboration du Programme de recherche en démographie historique de l’Université de Montréal, 1983, Les Presses de l’Université de Montréal, Montréal, p. 1082.

11. Greffe de Jean-Baptiste Adhémar, acte no 1494.

12. Podruchny, op. cit., p. XII.

13. Fiche terminologique, Le grand dictionnaire terminologique, Office québécois de la langue française, 1999; consultée en ligne le 31 août 2014 (http://www.gdt.oqlf.gouv.qc.ca/ficheOqlf.aspx?Id_Fiche=8382289)

14. Réseau du patrimoine franco-ontarien, History of New France, Customs and traditions of pioneers, Les vêtements; consulté en ligne le 31 août 2014 (http://www.rpfo.ca/en/Article_208/Customs-And-Traditions-Of-Pioneers-_34)

15. Louise Dechêne, op cit., p. 181.

16. Gilles Havard, Histoire des coureurs de bois, Perrin, 2021, 1 230 p., p. 315.

17. Podruchny, op. cit., p. 84.

18. Greffe de Jean-Baptiste Adhémar, acte no 2236.

19. Gérard Malchelosse, Le Poste de la Rivière Saint-Joseph (Mich.) (1691-1781), Les Cahiers des Dix, no 23, Les Éditions La Liberté, 1958, p. 139-186, p. 142. En ligne : https://doi.org/10.7202/1079961ar, consulté le 10 septembre 2023.

20. Podruchny, op. cit., p. 25.

21. Ibid., p. 14.

22. Ibid., p. 12.

23. Batiscan, Saint-François-Xavier, 1731, Joseph Thifaut et Josette Baribeau : Ancestry.ca, Collection Drouin, 3 juin 2011, [image 22 de 181].

24. Batiscan, Saint-François-Xavier, 1709, B. Marie Joseph Baribaux : Généalogie Québec, Registres du Fonds Drouin, 27 mai 2012 (d1p_1145c0269.jpg).

25. Janine Trépanier-Massicotte, Chez-nous en Nouvelle France 1608-1787, Fondation de Saint-Stanislas : Origine des familles; arrivée des ancêtres; débuts de la colonie et de la région, Chapitre 4 (1730-1760) : Dernières années de la domination française, Éditions du bien public, 1978, 156 pages, p. 71.

26. Greffe d’Arnould Balthazar Pollet, 28 juin 1733.

27. Greffe de Joseph Rouillard dit Fonville.

28. Batiscan, paroisse Saint-François-Xavier, 1732, B. Joseph Thifaut : Généalogie Québec, Registres du Fonds Drouin, 5 février 2013 (d1p_1145c0386.jpg).

29. Sainte-Geneviève-de-Batiscan, 1748, B. 15 Marie Tiffault : Généalogie Québec, Registres du Fonds Drouin, 5 février 2013 (d1p_1145c0848.jpg).

30. Saint-Stanislas, Champlain, 1787, S. [1], Joseph Tiffaux : Généalogie Québec, Registres du Fonds Drouin, 19 janvier 2012 (d1p_30770119.jpg).

 

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